Les Monuments de la BD franco-belge

Retrouvez des héros, des purs, des vrais, comme au bon vieux temps !

samedi 23 octobre 2010

TIF et TONDU : un monument de la BD franco-belge


Introduction : deux vieux amis…


Le premier album de « Tif et Tondu » qui me tomba entre les mains fut, je crois, Le retour de Choc (n°5), perdu par la suite. Ce fut un véritable coup de foudre, et je n’eus de cesse, au fil des années, d’accroître ma collection. Le plus étrange est que j’eus un mal de chien à retrouver Le retour de Choc, que je ne redécouvris que fort tardivement pour réaliser, non sans surprise, que je me souvenais très bien d’un récit lu une seule fois, à l’âge de six ans ! Il est vraiment des lectures marquantes, et je dois celle-ci à ces deux vieux amis de ma jeunesse.

Tif et Tondu font partie des grands classiques de la BD franco-belge. Tif apparaît le premier, dès le premier numéro du journal de Spirou, le 21 avril 1938. Tondu le rejoindra dès la cinquième planche de ses aventures, pour un long compagnonnage qui prendra définitivement fin en 1997, avec la disparition de la série.

Sur ces presque soixante années d’existence, la saga de Tif et Tondu aura connu pas mal de vicissitudes et d’auteurs différents. Des origines à 1949, c’est Fernand Dineur qui dessine et scénarise ses héros, dans une succession d’histoires invraisemblables et décousues, proches des pantalonnades des Pieds-Nickelés. A partir de 1949, Will (Willy Maltaite, né à Anthée le 30 octobre 1927, décédé le 18 février 2000 à La Hulpe, en Belgique) se chargera du dessin, et ce jusqu’en 1991. Il y eut néanmoins une courte période d’interruption, de 1962 à 1964, durant laquelle Marcel Denis animera les deux héros pour des péripéties ne figurant pas dans la collection éditée par Dupuis. Will, ayant repris le collier, travaillera successivement, pour le scénario, avec Fernand Dineur (jusqu’en 1952), Luc Bermar et Albert Despreschins, alias Ben (de 1952 à 1954) puis Maurice Rosy (jusqu’en 1968), Maurice Tilleux (jusqu’à la mort de celui-ci, en 1978), et enfin Stephen Desberg, qui abandonnera la série en même temps que lui. Tif et Tondu sont repris en 1993 par Alain Sikorski (pour le dessin) et Denis Lapière (scénariste), sans grand succès, dans quelques exploits de baroudeurs pas très originaux. Le souffle et les lecteurs n’y étant plus, les éditions Dupuis mettent fin à l’épopée en février 1997.

Nous nous intéresserons ici à l’analyse des aventures des deux héros parues en albums chez Dupuis, dans la collection « Tif et Tondu » proprement dite, du numéro 1 (La Villa sans souci, réalisée en 1951-1952, publiée en album en 1985) au numéro 38 (La tentation du bien, éditée en 1989). Pourquoi s’arrêter là, alors que la série se poursuit jusqu’au numéro 45 (le mystère de la chambre 43) ?

J’avais dès le départ l’intention de me pencher sur la seule œuvre de Will (assisté par son fils Eric Maltaite dans les derniers albums), qui a vraiment « porté » le fameux duo pendant ses meilleures années. Sans vouloir vexer personne, ce qui précède et suit la « période Will » n’a pas grand intérêt. Tif et Tondu sont nés et sont morts avec lui. C’est aussi par respect pour l’auteur que j’ai préféré conclure cette étude par l’histoire qui la terminait en beauté, la seule parue en 88 planches et deux albums (les n°37 et 38), et non par l’inutile sursaut de Coups durs (n°39), où Will et Desberg rempilent péniblement avant de passer la main.

NB : par une bizarrerie inexplicable, l’album Choc au Louvre (1964) a été publié en album en 1966 sous le numéro 9 de la série, passant ainsi après La Villa du Long Cri (n°8), réalisé pourtant après lui, comme en attestent les propos de Choc ou les notules des épisodes suivants. Le lecteur avisé intervertira donc les numéros 8 et 9 pour une bonne compréhension de la série.

Tif et Tondu, vrais ou anti héros ?

Les deux font la paire.

Tif est aussi chauve et glabre que Tondu est chevelu et barbu, mais les deux personnages partagent au demeurant le même physique : bouille ronde, gabarit trapu, avec une bedaine assez proéminente au début de leurs aventures, qui va les ranger pour quelques temps dans la catégorie « petits gros ». Par la suite, leur morphologie va quelque peu se modifier à leur avantage : ils gagnent en taille, et le bide disparaît plus ou moins. Pour ce qui est de la tenue vestimentaire, Tif et Tondu porteront souvent les mêmes habits, comme pour renforcer leur gémellité symbolique, et ne divergeront dans ce domaine qu’à partir du numéro 11 (La poupée ridicule) Mais à l’instar de bien d’autres binômes d’aventuriers, ce qui distingue nos deux héros est à chercher au niveau du caractère.

Tif est plutôt fantasque, brouillon, gourmand, fainéant, dragueur (sur le tard) et souvent ridicule. Ancien capitaine de la marine marchande, Tondu est le « raisonnable » de service, volontiers caustique envers son ami, mais indéfectiblement loyal et honnête. Plus posé, il partage néanmoins avec Tif le goût de l’aventure, de la bagarre et de la défense du bon droit. La bonne chère et le confort ne sont pas non plus pour lui déplaire.

Après leur rencontre sur une île déserte (où le barbu a précédé le chauve après le naufrage de son navire, le Marius), les deux hommes ne se quittent plus, et partagent la même chambre, quelque soit la taille de leur logement…ce qui ne préjuge en rien de leur orientation sexuelle, comme on le verra plus loin.

Des débuts assez lamentables.

Pendant longtemps, la collection « Tif et Tondu » éditée par Dupuis commençait invariablement au numéro 4 (Tif et Tondu contre la Main blanche), laissant planer le mystère sur leurs précédentes aventures –du moins pour les jeunes aficionados dont j’étais. Qu’avaient-ils fait de si honteux pour que leurs premiers exploits soient ainsi remisés dans la catégorie « péchés de jeunesse » ?

A partir de 1985, une partie « montrable » de ces temps héroïques fut enfin publiée en trois albums (sans remonter pour autant aux tout premiers pas), et l’aficionado le plus indulgent comprend alors le pourquoi d’une telle pudeur : c’était assez minable !

Sous la plume encore maladroite de Will, suivant les idées limitées de Dineur (n°1), Bermar (n°2) et Ben (n°3), Tif et Tondu mettent en échec des trafiquants de gnôle (La Villa sans souci), courent après un improbable Trésor d’Alaric ou découvrent le grotesque secret d’Oscar et ses mystères. Fauchés, maladroits, en quête de petits boulots ou d’occasions illusoires de faire fortune, nos « héros » affrontent des méchants à leur portée et se couvrent souvent de ridicule. Il y avait là tout juste de quoi contenter les jeunes lecteurs peu exigeants des illustrés d’après-guerre, et l’on comprend sans peine qu’il ait fallu si longtemps pour que Dupuis se décide à publier ces pitreries en album.

Le décollage : les années Rosy (1955-1968), du n°4 au n°15.







C’est sous la direction de Maurice Rosy, engagé en 1954 aux éditions Dupuis comme « donneur d’idées » (sic) que décolle vraiment la carrière de nos héros. Dans Tif et Tondu contre la Main blanche, ils se trouvent par erreur confrontés à une redoutable organisation internationale de malfaiteurs, et surtout son chef charismatique, le mystérieux « Monsieur Choc » (voir plus loin la rubrique « Amis, ennemis »). Si les péripéties de l’album tiennent encore un peu du bricolage sans grande cohérence, l’ensemble tient en haleine et annonce des lendemains meilleurs. Devenus célèbres, Tif et Tondu n’ont plus de soucis financiers, et seront sollicités pour des problèmes autrement plus palpitants qu’à leurs débuts.

Les histoires prennent ensuite beaucoup plus d’épaisseur, et la présence d’un « Monsieur Choc » aussi machiavélique qu’indestructible va permettre à Will de développer tout son talent. Si la trame générale reste assez classique (du n°4 à Choc au Louvre), se rattachant à la lutte contre un banditisme haut de gamme façon « Fantômas », une pointe de fantastique et de science-fiction apparaît peu à peu, à forte teneur onirique en fin de période. On retiendra particulièrement l’ambiance mystérieuse et inquiétante de La villa du Long Cri (n°8, ou plutôt 9) ou Des flèches de nulle part (n°10), le spectaculaire Réveil de Toar (n°12), et surtout l’extraordinaire Grand Combat (n°13), à mon goût le meilleur album de la période Rosy.

L’inspiration faiblit nettement dès que Choc sort du paysage, que ce soit en cours de période (La poupée ridicule-n°11, histoire d’espionnage assez poussive) ou à la fin des années Rosy, avec la matière verte (n°14) et sa suite Tif rebondit (n°15) Dès lors, il était permis de se demander si nos héros se relèveraient de la disparition (provisoire) de leur meilleur ennemi.

La maturité : les années Tillieux (1968-1978), du n°16 au n°27.

Pendant une dizaine d’années, le scénariste (et par ailleurs dessinateur) Maurice Tillieux, l’une des plus grandes pointures des éditions Dupuis, va réussir l’exploit de faire oublier M. Choc, tout en diversifiant le champ d’investigation de nos héros. Ceux-ci vont enquêter un peu partout, sur des affaires bien différentes où l’on retrouve sans peine la patte de l’auteur de Félix et de Gil Jourdan. Que ce soit le coup monté à teneur fantastique (Tif et Tondu contre le Cobra, les Ressuscités…), la science-fiction (L’ombre sans corps, Sorti des abîmes…), l’expédition archéologique lointaine (Aventure birmane…), ou l’enquête criminelle classique (le scaphandrier mort…), le couple Will-Tillieux mêle les genres avec bonheur. Font un peu tache sur le tableau (à mon goût, toujours) deux albums plus faibles : Tif et Tondu à New York (n°23), histoire assez médiocre de luttes rivales entre gangs, et Les passe-montagnes (n°27). Dans ce dernier cas, un début prometteur laisse place à un dénouement sans grand intérêt, résultat peut-être d’un passage de relais impromptu de Tillieux ( déjà malade, et décédé en cours de réalisation) à Stephen Desberg.

La mutation et la fin : les années Desberg (1979-1989)

Cette ultime décennie de notre étude se caractérise par une mutation assez nette de nos héros et de l’univers dans lequel ils évoluent. Les histoires sont beaucoup plus sombres, violentes, avec une plus grande dose de sexe et de politique… à l’image somme toute des années 1980. M. Choc fait un retour en force à trois reprises (n°32, 33 et 35), donnant du fil à retordre au célèbre duo, confronté également à des menaces d’ordre fantastique (Métamorphoses, Le sanctuaire oublié, Magdalena…) Le ton général est de plus en plus ironique, et le tout explose en beauté dans les opus 37 et 38, par lesquels j’ai choisi de clore ce voyage dans le monde de Tif et Tondu.

Dans cette histoire en deux parties (la seule de toute la collection que nous avons vu jusque là), Will et Desberg se livrent à une sorte de jeu de massacre. Tif et Tondu y passent pour des ringards, dépassés par de nouveaux héros plus jeunes, plus beaux et plus efficaces, caricatures d’eux-mêmes en bellâtres branchés : Phil Harmonic et Paul Ennta. Ruinés par leur avoué, ils connaissent à nouveau les affres de la précarité, vivotant dans un appartement minable, employés dans des jobs déprimants de flic bas de gamme (Tif) ou de journaliste à scandale (Tondu). Le contexte politique de l’époque et de la région où se déroule l’histoire (la Côte d’Azur, où le FN s’installait alors en position de force) inspire aux auteurs une attaque en règle contre un mouvement d’extrême-droite (Les phalanges de Jeanne d’Arc), une police raciste et corrompue, ou une presse qui ne l’est pas moins. Le couple que l’on croyait en béton explose lui aussi à la charnière des deux albums : pour sortir de la misère, Tif accepte de travailler pour le méchant de service, le vénéneux Antonin de Maldague, qui l’achète littéralement, au grand dam de Tondu. Si l’on apprend en fin de compte que tout cela n’était que ruse destinée à tromper l’ennemi, le lecteur ne s’y trompe pas : Will et Desberg sont fatigués, et souhaitent en finir avec leurs héros. Aux deux dernières planches, le « happy end » de rigueur ressemble furieusement à un départ en retraite :

« Chaque fois, déclare Tondu, on se dit qu’on prendrait de belles grandes vacances bien méritées…[suit une évocation de quelques unes de leurs aventures]…je crois qu’il est temps que nous allions cultiver notre jardin… »

Sur la dernière vignette, nos héros partent en voiture sur une route en corniche, avec une affiche en arrière plan indiquant « Le jardin des désirs » (titre d’une autre BD de Will et Desberg) En bas, Will se dessine lui-même à sa table de travail, jetant sa plume et prononçant le mot « FIN ».

Qu’y avait-il de plus à rajouter ?

Constantes et évolution de l’univers de Tif et Tondu.

Si les scénaristes ont changé, et par là-même influé sur les lignes de force de l’épopée tif et tondesque, on peut néanmoins relever des paramètres traduisant le changement et la continuité du monde de Tif et Tondu.

Pays et paysages.

A l’instar de l’autre couple phare des éditions Dupuis, Spirou et Fantasio, Tif et Tondu sont d’authentiques voyageurs. Sur les 38 albums étudiés ici, 22 se déroulent partiellement ou en totalité à l’étranger. Nos héros ont posé le pied dans toutes les grandes régions du Monde (Europe bien sûr, Amérique du Nord et du Sud, Asie orientale, Afrique noire et du Nord, Océanie…) Quelques uns des pays visités sont imaginaires : la Moumagnie (sorte de dictature d’Europe de l’Est) dans Tif rebondit, les archipels de Taura-Atarétéla (n°11) ou de Atuvu-Montoutou (n°21), le Sambaguay (n°7), etc…D’autres sont plus explicitement nommés : la France, les Etats-Unis, le Japon, ou le Brésil. Chose assez fréquente chez les personnages des éditions Dupuis, la patrie des auteurs, la Belgique, n’apparaît presque jamais. Tout au plus y fait-on allusion dans la Villa sans souci et sa misérable affaire de contrebande. Bruxelles et ses environs ne figurent que dans Magdalena. Parmi les grandes villes étrangères de prédilection de Tif et Tondu, on peut citer Londres (cinq albums) et New York (deux albums) La France est à l’honneur, avec Paris (dans sept albums, dont surtout Choc au Louvre), la Bretagne (quatre albums) et surtout la Provence et la Côte d’Azur ( neuf albums).

Les paysages méditerranéens ou tropicaux sont à l’honneur, avec un fréquent contraste de rocaille et d’exubérance végétale. Si nos héros sont à l’aise en ville, les régions désolées et les petites bourgades les attirent invariablement. Les châteaux, restaurés ou en ruines, sont des décors également très présents, le record étant battu dans Un plan démoniaque (n°22), avec pas moins de trois châteaux médiévaux servant de repaires aux méchants, en Allemagne, en France et au Portugal.

Quant à l’habitat de Tif et Tondu, il est des plus confortables : villa moderne avec parc arboré et piscine (autant que leurs moyens le leur permettent). On remarquera que dans le domaine architectural, Will ne s’intéresse pas qu’à l’ancien. Le style « bauhaus » et ses variantes de l’après-guerre (toits à plan incliné, pergola, grandes baies vitrées, etc…) revient de façon constante dans certaines vignettes

Armures, mannequins et automates.

Outre le célèbre casque de M. Choc (voir plus loin), les armures médiévales sont assez fréquentes dans les aventures de Tif et Tondu. Simples éléments de décor dans le retour de Choc, elles deviennent des entités à part entière, sous une forme géante, dans le réveil de Toar et un plan démoniaque. Comme on peut s’y attendre, nos héros peuvent aussi s’y dissimuler et les utiliser à leur profit (les ressuscités)

Mannequins et automates sont des figurants d’un genre un peu spécial, dont M. Choc fait un usage intensif pour échapper ou nuire à ses adversaires, et ce dès l’opus 4. Les automates proprement dits contribuent beaucoup au climat angoissant de La villa du Long Cri, et prennent le rang de vrais personnages, doués de conscience et de sensibilité dans le fantasmagorique Magdalena.

On pourra s’interroger à l’infini sur la présence récurrente de ces personnages ou accessoires particuliers, mais ils constituent certainement l’un des traits marquants de l’œuvre de Will.







Seconde guerre mondiale et nazisme.

Will avait treize ans lorsque l’Allemagne envahit la Belgique, pour la deuxième fois en moins de trente ans. La guerre et l’occupation ne pouvait qu’avoir laissé des traces et influencé sa créativité, comme pour toute une génération. La fascination indéniable exercée par cette période sombre de l’Histoire européenne était –et reste plus que jamais- riche d’inspiration. Beaucoup de BD de l’immédiat après-guerre font pourtant l’impasse sur des évènements trop frais que l’on s’efforce alors d’oublier. Le conflit n’est brièvement évoqué dans Tif et Tondu, pour la première fois, que dans Le retour de Choc, datant de 1955…et encore ne s’agit-il que de mentionner les destructions causées à des chantiers navals.

Il faut attendre encore dix ans et Les flèches de nulle part, pour que la guerre et ses séquelles fassent l’objet d’un scénario complet. L’intrigue met ici en relief les extraordinaires avancées scientifiques des nazis, dissimulées dans une base souterraine du centre de la France et réexploitées par l’inévitable M. Choc (alias Trock). Mais cela tient davantage de la fantaisie James-bondienne que de l’approche historique. Six ans plus tard, dans Sorti des abîmes, c’est à bord d’un Junker 87 « Stuka » sorti d’un musée de l’air britannique que Tondu va tenter d’abattre un monstre gélatineux qui menace de détruire Londres. Cette idée aussi rocambolesque qu’absurde (pourquoi ne pas utiliser un bon vieil obusier, ou un lance-roquette ?) semble avoir été dictée à Will et Tillieux par la seule perspective alléchante de faire à nouveau piquer un Stuka sur la capitale anglaise ! Deux albums plus loin, c’est à l’occasion d’une plongée sous-marine dans le Pacifique que le même Tondu nous fait visiter un champ de matériel américain englouti, vestiges là encore de la dernière guerre.

C’est avec Desberg que le nazisme réapparaît en fanfare, dans l’opus au titre évocateur de Swastika (1983) Les aventures de nos héros sont ici délirantes, mais réjouissantes et pleines d’allusions : aux prises avec Adolf Hitler lui-même, le Docteur M (Mabuse, sans doute) ou de superbes amazones en quête de mâles vigoureux, Tif et Tondu vont remonter la piste de l’élixir de jouvence, puis du trésor de guerre des nazis caché dans un volcan africain !

Indiana Jones peut aller se rhabiller…

Bagnoles et petites pépées.

En vrais machos célibataires, Tif et Tondu ont des centres d’intérêt des plus masculins : les voitures, puis, sur le tard, les femmes.

Les voitures sont l’accessoire indispensable de tout bon héros de BD franco-belge des années héroïques. N’oublions pas que de l’après-guerre aux années 1970, posséder une automobile était aux yeux des jeunes le signe d’une certaine réussite, symbole de progrès et de performance. Avant de virer écolo avec Gaston Lagaffe, Franquin aimait jouer aux petites autos avec Spirou et Fantasio. Tif et Tondu n’échappent pas à la règle. Ils aiment la vitesse, et leur passion pour les sports automobiles éclate dans le n°7 (Plein gaz) où ils participent à une course en Amérique du Sud. A cette occasion, Tondu s’illustre au volant de la « Narval », que l’infâme M. Choc tente vainement de voler. Remerciés par le constructeur, nos héros conduiront pendant quelques albums un véhicule de la marque ( ce qui n’est pas sans rappeler la Turbotraction de Spirou et Fantasio), avant de se rabattre plus prosaïquement sur des véhicules ordinaires, le plus souvent des Citroën, de préférence de couleur rouge. Dans Echec et match, Tif renoue avec le sport automobile, au service du constructeur Verdant dont il pilote un prototype révolutionnaire au grand prix de Monaco.

En ce qui concerne les femmes, il faut attendre la révolution sexuelle des années 1970 pour observer un début d’intérêt de la part de nos héros. Jusqu’au numéro 16 inclus, le « beau sexe » est quasi inexistant, réduit à quelques figurantes du genre matrones, tenancières de bistrot, concierges, mères de familles ou potiches à la silhouette et aux traits peu travaillés. En 1969, dans Tif et Tondu contre le Cobra, apparaît enfin un personnage féminin un peu consistant : Amélie d’Yeu, dite « Kiki » (voir plus loin). Mais celle-ci fera longtemps figure d’exception, et passé un moment de vaine passion, Tif cessera de trouver le moindre intérêt sexuel à celle qui est devenue une amie de plus. Car c’est évidemment lui qui se montrera le premier à manifester quelque intérêt pour les filles, d’abord sous la forme d’une passion amoureuse romantique pour Lina Maia de Cintra (n°22), puis d’une obsession de drague tous azimuts, façon vieux beau guetté par le démon de midi (n°29 et suivants). Tondu, plus réservé, attend le numéro 30 pour faire quelques avances à Kiki, avant de s’éprendre de la belle et dangereuse Gina, complice de M. Choc (n°33 et 35).

D’une manière générale, Will va perfectionner sa représentation des corps féminins au fil des dix derniers albums, leur donnant beaucoup plus de sensualité, avec une nette préférence pour les brunes sportives et bien roulées. Un certain penchant pour l’érotisme chic se manifeste, qui se traduira plus franchement dans d’autres œuvres de Will et Desberg (cf Le jardin des désirs) Psychologiquement parlant, les femmes de cette période ont aussi un caractère beaucoup plus affirmé, alliant souvent le charme, l’intelligence, l’habileté…et la perfidie (voir Janice dans le n°29, ou Gina déjà citée) Nos héros sont souvent bernés, voire mis au tapis, par ces ravissantes créatures.

Le bêtisier de Tif et Tondu.

Les meilleurs auteurs du monde ne peuvent éviter toutes les erreurs, qu’une relecture attentive permet de débusquer. En voici quelques-unes :

-n°7 (Plein gaz) : sans doute un peu ému, le pilote Prunelle confond ses amis : lorsque Tondu prend sa place au volant de la « Narval » pour finir la course, il s’exclame : « Tif a du cran ! » A la fin du même album, Choc (alias Von Müdeschlüssel) est hospitalisé à la suite d’une sortie de route, et bien entendu arrêté. Tif se rend à son chevet et vient faire rapport à Tondu. En toute logique, on devrait enfin savoir qui est vraiment M. Choc. Eh bien non…RAS !

-n°10 (Les flèches de nulle part) : à la fin du récit, Choc tombe à nouveau aux mains de nos héros et des autorités. Voilà enfin l’occasion de rattraper la boulette. Qui est-il, bon sang ? Circulez, y a rien à voir. Cela doit tenir du secret défense…

-n°12 (Le réveil de Toar) : deux mystères importants sont complètement évacués par Will et Rosy : le sort de M. Stein, l’antiquaire enlevé au début de l’histoire ? Nous n’en saurons rien. Les « empreintes d’un autre âge », qui semblaient terroriser le vieil instituteur de Mény-le-Géant ? Le lecteur pourra en déduire que Choc ou l’un de ses sbires s’est amusé à porter des chaussures de chevalier, mais cela restera pure spéculation…

-n°17 (Tif et Tondu contre le Cobra) : comment fait l’homme-serpent qui fouille clandestinement le château d’ Yeu pour pénétrer dans une pièce sans passer par la porte ? Pourquoi laisse-t-il du varech derrière lui ? Pourquoi se déguise-t-il de la sorte alors qu’il ne se sait pas filmé ? Une bête cagoule aurait suffi, non ? Allez, faites chauffer vos méninges...

-n°18 (Le roc maudit) : lorsque l’équipe de relève des gardiens du phare d’Etatel découvrent les corps pendus de leurs collègues, une curieuse translation d’identité s’effectue entre la page 12 et la page 14. Crochemain est devenu Jagu, et vice-versa.

-n°29 (Le sanctuaire oublié) : au début de l’histoire, celui qui semble être le chef des méchants apparaît à contre-jour, donnant ses ordres au téléphone…c’est de toute évidence un homme. Plus tard, on apprend que ledit chef n’est autre que la belle Janice, dont la silhouette ne saurait se confondre avec celle entrevue auparavant. Patatras !

-n°30 (Echecs et match) : Tif se vante d’avoir remporté la course panaméricaine relatée dans Plein gaz. Ce n’est pas parce que Prunelle t’a confondu avec ton pote qu’il faut tirer toute la couverture à toi, frimeur !

Amis, ennemis.

Nous ne présenterons ici que les personnages figurant dans plusieurs albums. Leur première apparition sera mentionnée entre parenthèses.

Les amis.

-L’inspecteur Allumette : (n° 5 : Le retour de Choc) petit bonhomme sympathique, cachant sous une apparence fluette un talent certain pour les arts martiaux, l’inspecteur Allumette n’aime guère les armes à feu. Son chat noir Rodolphe, élégant et mystérieux, n’apparaît hélas que dans l’album cité plus haut.

-L’inspecteur Fixchusset : (n°16 : L’Ombre sans corps) rouquin moustachu et flegmatique, tirant sur sa pipe avec humour, c’est le Britannique dans toute sa splendeur.

-La comtesse Amélie d’Yeu, dite « Kiki » : (n° 17 : Tif et Tondu contre le Cobra) première femme à entrer dans la vie de nos deux briscards. Jolie blonde passablement capricieuse, riche à millions, Kiki se comporte à la fois en boulet et en bouée se sauvetage, la deuxième tendance l’emportant plutôt sur la première au fil des albums, émancipation féminine oblige. On le lui connaît aucun fiancé, et ne fréquente Tif et Tondu que par pure amitié.

Les ennemis.

-Monsieur Choc : (n° 4 : Tif et Tondu contre la main blanche) LE grand méchant par excellence, machiavélique et effrayant à souhait. Le plus souvent vêtu d’un smoking et d’un heaume (dont la forme évolue entre le n°4 et le n°5, pour se fixer définitivement), mais ayant volontiers recours à divers masques, maquillages et bandelettes, l’homme est un digne héritier de Fantômas. Toujours élégant, il aime également les fume-cigarettes, accessoire classieux mais surtout pratique pour qui veut fumer en gardant clos son casque médiéval.

Il intervient dans 12 albums sur les 38 étudiés (sans compter une apparition dans un cauchemar de Tif, dans le n°30), et ce en deux périodes :

-du n°4 au n° 13 (hormis le n°11).

-du n°32 au n° 35 (hormis le n°34).

Dirigeant l’organisation criminelle internationale de « la Main blanche », Choc agit le plus souvent avec l’aide de complices de plus faible envergure, qu’il n’a aucun scrupule à laisser tomber lorsque les choses tournent mal, ou pour garder la plus grosse part du butin. Il se plaint souvent de la nullité de ses sbires, mais n’agit seul que dans Les flèches de nulle part, où son identité n’apparaît qu’à la fin. Identité, le mot est lâché … qui est donc M. Choc ?

Nous avons vu précédemment que le bougre a été démasqué à au moins deux reprises, mais sans aucune conséquence pour lui. Les auteurs continueront donc à faire marner le lecteur, lui jouant parfois de mauvaises blagues, comme dans ce court récit en deux planches parues dans Spirou en 1976 (n°2001), intitulé « l’image de Choc ». On l’y découvre enfin tête nue, et même tout nu, puisqu’il s’agit d’une photo de bébé !

Criminel de haut vol, Choc agit pour l’argent, mais envisage aussi la domination politique, employant pour cela toutes les ressources de la technologie moderne et même ancienne (le géant Toar ou le savoir occulte des lamas Tibétains). Dans le grand combat, sa capacité à pénétrer et influencer les rêves des autres lui permet de soumettre le gouvernement français. Bien plus tard (Choc 235), c’est carrément à la domination du Monde qu’il prétend, en planifiant une guerre planétaire depuis un petite île dont il est le maître absolu.

Comme nos héros, c’est en fin de carrière que Choc s’intéresse aux femmes : on peut citer la redoutable Jade (Traitement de Choc) ou la perfide Gina, avec laquelle il ne fait pas que parler boulot.

Choc disparaît pour la dernière fois dans l’explosion de son canot à moteur (n°35 : dans les griffes de la Main blanche), ce qui ne convainc guère, tant ce génie du Mal excelle à échapper aux coups les plus durs. Pourtant, c’est bien dans cet opus qu’il termine sa carrière : poursuivi par la vindicte d’une coalition mafieuse, réfugié au fin fond de la jungle asiatique dans une « cité des voleurs » caricaturale, Choc n’est plus qu’un vieux méchant fatigué et « has been ». A l’instar encore une fois de ses vieux ennemis, pour lesquels il éprouvait de l’estime, Choc appartient à une époque révolue, où la grande classe primait sur l’intérêt le plus sordide.
La vérité sur l'identité de M. Choc sera finalement révélée dans le magnifique hommage consacré à ce génie du Mal et à ses créateurs : la trilogie Choc, les fantômes de Knightgrave, dessinée par Eric Maltaite et scénarisée par Stéphan Colman, publiée entre 2014 et 2018. A lire après avoir lu la série d'origine ! 

-Gina Felicita : (n°33 : Choc 235) jolie brune aux yeux bleus, originaire de Milan, se présente d’abord comme une étudiante aux pouvoirs médiumniques. En fait complice et maîtresse de Choc, elle va rouler nos héros dans la farine. Tondu, qui en pince pour elle malgré tout, fera tout pour la retrouver et l’utilisera afin de retrouver la piste du maléfique bonhomme. Après le numéro 35, la belle milanaise disparaît du paysage.

Conclusion : à nos chers disparus…

Même si leur épopée s’est officiellement éteinte, Tif et Tondu continuent à vivre dans les pages des vieux albums des collectionneurs, ou celles des rééditions de ces « intégrales » qui perpétuent la mémoire des vétérans de la BD. Les retrouver au mieux de leur forme, ou doutant d’eux-mêmes sur leurs vieux jours, reste un plaisir pour l’amateur éclairé. A vous, messieurs Tif, Tondu et Choc, à vos papas si talentueux, je resterai éternellement redevable de bien des bons moments. Merci, les gars…

vendredi 22 octobre 2010

RIC HOCHET UN MONUMENT DE LA BD FRANCO-BELGE






RIC HOCHET


UN MONUMENT DE LA BD FRANCO-BELGE





Introduction : La bande dessinée de tous les records.



« Ric Hochet » fait partie de mes plus anciens souvenirs en matière de BD (en dehors de « Tintin », bien entendu) Je suis tombé dedans dès le premier album que nous eûmes à la maison. Il était destiné à ma sœur aînée, mais sa couverture me fascina aussitôt : un héros inquiet au premier plan, se tournant vers un personnage méphistophélique jaillissant d’un nuage vert. Les fans auront reconnu Les Compagnons du diable, qui est resté pour moi l’un des meilleurs de la série. Petit à petit, ma collection s’étoffa, et je la complétais systématiquement dès que mes revenus le permettaient, relisant de temps à autre tel ou tel album, attendant toutefois 2007 pour redécouvrir toute la série d’une seule traite. Avant de la relire, avec tous les albums parus entretemps, dix ans plus tard.
Même si certains défauts de l’œuvre m’apparurent assez vite, je crois avoir été suffisamment mordu pour être qualifié sinon de « fan », du moins d’amateur bienveillant…au point d’avoir mis pas d’années à réaliser le côté assez pitoyable du calembour tenant lieu de nom au héros de la saga !
            Car de saga on peut parler : c’est en 2010 qu’est paru le 78e et dernier opus (inachevé) des aventures originales de Ric Hochet, l’une des plus longues séries, sinon la plus longue, de l’histoire de la bande dessinée franco-belge. Né dans les pages du journal Tintin en mars 1955, celui-ci fait l’objet de son premier album en 1961. Depuis, ses aventures n’ont cessé de paraître, au rythme assez hallucinant d’un opus tous les huit mois en moyenne. Mais le plus remarquable réside dans le fait que ce sont toujours les mêmes auteurs qui ont présidé aux destinées du plus endurant des journalistes-enquêteurs. Du moins jusqu’à la sortie d’une nouvelle série que j’évoquerai plus longuement en conclusion de cet article.
            Le dessinateur, Tibet, (également l’auteur de « Chick Bill » autre série-fleuve ayant pour cadre un Far-west parodique) alias Gilbert Gascard, est né à Marseille en 1931, et émigre en Belgique dès 1936. Il débute comme assistant-dessinateur en 1947 dans les studios bruxellois de Walt Disney, qui s’apprêtait alors à publier Mickey Magazine en Belgique. Il y fait la connaissance d’André-Paul Duchâteau, scénariste et auteur de romans policiers, né à Tournai en 1925. Ils commenceront à travailler ensemble en 1951 pour le journal Tintin. Cette longue collaboration prendra fin avec le décès de Tibet, le 3 janvier 2010.
Cette longévité leur a permis, au fil des albums, de densifier l’univers de leur héros et de lui donner une cohérence assez rare dans le monde de la BD classique. C’est dans cet univers que je vous propose de plonger dès à présent.

Attention : la numérotation des albums a été modifiée il y a quelques années, pour des raisons assez obscures. « Cauchemar pour Ric Hochet » est ainsi passé du numéro 11 au numéro 13, se faisant ainsi précéder par « les spectres de la nuit » et « les compagnons du diable ». De la même manière, « Le trio maléfique » s’est retrouvé placé après « Alerte, extra-terrestres ! » C’est à cette nouvelle numérotation que nous nous référerons, qui n’a cependant aucun effet nuisible à la bonne compréhension de la série.





Un héros presque parfait.

            Le héros idéal des Trente glorieuses

Ric Hochet, à l’instar des autres héros d’illustrés pour la jeunesse des années cinquante, présente un certain nombre de stéréotypes : éternellement jeune, figé dans une trentaine dynamique, il bénéficie de toutes les qualités possibles : intelligent, cultivé, beau gosse, courageux et sportif. C’est bien sûr un athlète complet : ski, plongée sous-marine, voiture de sport, avion, hélicoptère, boxe, natation, équitation, course à pied…il sait tout faire. Seules les armes à feu lui posent problème (quoique…mais n’anticipons pas) Et en plus, il a le sens de l’humour ! Il va de soi qu’un type pareil ne peut que tomber toutes les filles, ce dont il ne saurait abuser, car la vertu et la tempérance en toute chose ne sont pas les moindres de ses qualités. On pourrait lui appliquer sans peine cet éloge destiné à un autre héros du journal Tintin, Michel Vaillant : « Mieux qu’un héros d’aventure, un véritable ami, fort, courageux et loyal. » Il se situe donc parfaitement dans la ligne des personnages positifs et exemplaires dont le journal Tintin se voulait, à l’origine, le promoteur.
           
Etat civil

La date de naissance de Ric Hochet n’est pas très précise, et le lecteur passionné doit se livrer à quelques déductions. Dans « Premières armes » (n°58), compilation des aventures de jeunesse et de mini-récits consacrés à notre héros, nous apprenons que sa 1ere enquête eut lieu en 1946, alors qu’il est élève au lycée Lemoine à Paris. La première classe du lycée étant alors la 6eme, et le personnage paraissant plus proche de l’enfance que de l’adolescence, on peut supposer qu’il a à l’époque entre 10 et 12 ans, soit une année de naissance située entre 1934 et 1936. Le Ric Hochet d’aujourd’hui serait donc un sémillant octogénaire.
Au cours des premiers albums, on apprend que Ric Hochet a été élevé dans un orphelinat, ce qui ne semble pas l’avoir traumatisé le moins du monde. On lui connaît toutefois un oncle prénommé Ernest, paysan de son état, chez lequel il aime à se ressourcer, pendant ses congés, dans les rudes travaux des champs. Cette période quelque peu « vichyste » de la vie du héros ne semble avoir concerné que son adolescence. Dans « Alias Ric Hochet », il découvre l’existence de son père Richard (voir plus loin le chapitre  « Galerie de portraits »), qu’une vie tumultueuse a contraint à abandonner son fils après la mort de sa mère. Le n°73 de la série, (« On tue au théâtre ce soir ») apporte un rebondissement à la saga familiale : la mère de Ric ne serait pas morte ! Richard en révèle davantage sur elle à son fils. Il s’agirait d’une certaine Allégra, de nationalité canadienne, évidemment très belle, dont le malheureux Richard aurait perdu la trace. Notre héros la retrouvera pour de bon dans l’épisode suivant.
Ric Hochet commence à travailler pour le journal « la Rafale » (« le quotidien qui ne triche pas ») en tant que vendeur à la criée dès l’âge de 13 ans (ou 15 selon d’autre estimations). Il débute aussitôt sa carrière de redresseur de tort en aidant un agent secret à confondre deux espions étrangers. Quelques années plus tard, cet employé aussi méritant que prometteur est embauché comme journaliste. La grande aventure commence !
            Dès ses premières aventures publiées en album, Ric arbore quelques signes distinctifs qui ne le quitteront plus : sa veste blanche mouchetée de gris, qui sera bientôt presque invariablement accompagnée d’un pull rouge et d’un pantalon bleu ; et une voiture de sport jaune (de marque MG ou Volvo, avant de se fixer sur Porsche), qui finit à la casse tous les deux ou trois albums en moyenne. Sa coupe de cheveux et ses chaussures varieront assez peu, la première un peu plus que les secondes, en fonction de la mode.
            Ric Hochet vit longtemps seul, si l’on excepte son chat Nanar, dans un appartement parisien dont l’adresse est cette fois précisée (à partir du numéro 30, « le fantôme de l’alchimiste ») : 40, boulevard Gouvion Saint-Cyr, dans le 17e arrondissement. Contrairement à son illustre modèle Tintin et son mythique « 26 rue du Labrador », l’adresse existe bel et bien ! Mais il n’y réside aucun journaliste au nom grotesque. Inutile de préciser que l’appart en question fait l’objet de multiples intrusions malveillantes, voire d’attentats à la bombe. Dans le triangle Attila (n°45) le méchant de service va même jusqu’à utiliser une arme ultra moderne pour démolir l’immeuble entier. Ceci va contraindre notre héros à changer de domicile, dont l’adresse exacte sera cette fois tenue secrète aux lecteurs. Ric ne perd pas au change : il emménage dans un luxueux appartement avec terrasse paysagère, sur le toit d’un immeuble neuf, ayant vue sur la Tour Eiffel. Ce qui ne dissuadera pas les fâcheux de venir lui faire des misères de temps à autre. Ce qui explique sans doute que sa petite amie Nadine ait attendu les tous derniers albums pour oser enfin s’installer chez lui !
           
Enquête de moralité

Ric Hochet baise-t-il ? Cette question, lancinante depuis la grande libération sexuelle de Mai 68, ne peut trouver de réponse catégorique. On lui connaît une petite amie « officielle », Nadine, mais leur liaison paraît fort chaste. Dans Le double qui tue (n°40), le couple passe ses vacances dans la même résidence, mais ne partage pas la même chambre ! Est-ce la frustration qui pousse parfois notre héros à souligner la beauté des jeunes femmes qu’il rencontre au fil de ses enquêtes, stimulant chaque fois la jalousie de sa « fiancée » ? En tout cas, il lui reste obstinément fidèle, et ne manque de succomber à d’autres charmes qu’à deux reprises. D’abord dans Les messagers du trépas (n° 43), pour une attendrissante écrivain(e) spécialisée dans les légendes anciennes ; puis dans La sorcière mal aimée (n°63), pour la ravissante sorcière du même nom, rousse flamboyante à vrai dire nettement plus excitante que la gourde Nadine !
Ce puritanisme relatif n’empêche cependant pas une légère touche d’érotisme de s’infiltrer dans la série, surtout à partir des années 1980-90 : les personnages féminins et séduisants se multiplient, et les tenues de Nadine deviennent de plus en plus suggestives. Il nous faudra quand même attendre le numéro 73 pour voir –enfin - sa poitrine au sortir d’un lit où elle a dormi…seule bien sûr.
            Ric Hochet montre parfois quelques faiblesses, hormis celle propres aux héros de son acabit, comme la manie de se jeter dans les emmerdements au nom de la bonne cause et par soif d’aventures. Il ne s’agit pas ici d’énumérer les épisodes, innombrables, où  Ric se fait assommer, capturer, ficeler, promis aux pires supplices ou soumis à d’ignobles chantages qui le font agir en marge de la loi : cela fait partie des lois du genre. Ce qui nous intéresse ici, ce sont les « dérapages » ou les « pétages de plomb » qui nous révèlent toute l’humanité d’un individu par ailleurs trop parfait. Il faut reconnaître qu’il y en a peu, mais citons-en trois, assez significatifs :
-Dans la Maison de la vengeance (n°41), Ric laisse pour la 1ere fois apparaître tout le dégoût que lui inspirent les « victimes » de l’histoire, à vrai dire nettement antipathiques et âpres au gain. « On ne choisit pas toujours son coupable, commissaire », avoue-t-il à son ami Bourdon après avoir pris congé de ceux qui ont fait appel à lui.
-Trois albums plus loin (Ric Hochet contre Sherlock), Ric va jusqu’à cacher aux autorités l’identité du criminel qu’il poursuit, qui s’est révélé être un collègue et ami en situation difficile. Par pitié pour la famille du bonhomme, il maquille en meurtre le suicide de celui-ci, et laisse entendre que le véritable assassin court toujours. «  Ce sera le bide le plus retentissant de ma carrière ! » déclare-t-il alors.
-Enfin, dans On tue au théâtre ce soir, il sort de ses gonds après que son père ait reconnu lui avoir caché l’existence de sa mère : « Tu n’es qu’un salaud ! » hurle-t-il en lui décochant un coup de poing dans la figure.
            On l’aura compris, tout cela ne remet vraiment pas en cause l’exemplarité du héros : à part le dernier incident, et encore, ces épisodes soulignent au contraire le profond sens moral d’un personnage dévoué à la défense du Bien. Menant de front sa carrière de journaliste (bien plus visible que celle de son modèle Tintin) et celle de détective, il contribuera en 78 albums à envoyer moult criminels derrière les barreaux, ou plus rarement ad patres. Avec une moyenne basse de deux ou trois bandits mis hors d’état de nuire par album, on peut estimer son tableau de chasse à environ 234 personnes !

Ligne claire et clins d’œil.

Tibet et Duchâteau, honorables façonniers.
           
Tibet appartient résolument aux adeptes de la ligne claire chère à Hergé, revenue à la mode dans les années 1980. A partir des dix premiers albums, le trait se précise une fois pour toutes et ne variera que très peu, dans un style propre, agréable à l’œil mais que d’aucuns jugeront trop fade et peu innovant. A la relecture, la plus criante faiblesse des premiers albums réside dans les décors, pas toujours très soignés. Ils comportent même parfois de vilains raccords, comme dans Défi à Ric Hochet (n°3), où le yacht du millionnaire Valloire change plusieurs fois de forme en trois pages ! Cela s’améliore toutefois au fil du temps, même si le talent de Tibet reste avant tout concentré sur ses personnages. C’est donc fort logiquement qu’il confiera la réalisation des décors à des assistants plus doués que lui dans ce domaine. D’abord à Didier Desmit, du numéro 26 (L’ennemi à travers les siècles) au numéro 67 (le nombre maudit), puis à Frank Brichau. Tibet marche ainsi dans les pas d’Hergé, qui s’entoura lui aussi « d’assistants-décorateurs » promis à un brillant avenir, tels Edgar Pierre Jacobs ou Bob de Moor.
Préposé au scénario, André-Paul Duchâteau, par ailleurs auteur de romans policiers comme nous l’avons évoqué en préambule, se reconnaît quelques maîtres à penser : d’abord S.A. Steeman, le Simenon belge (l’assassin habite au 21), avec lequel il travailla, et bien sûr les « géants »  que furent Agatha Christie et Alfred Hitchcock. Les références à ces deux derniers sont nombreuses au fil des albums, et carrément explicites, en forme d’hommage, dans Le secret d’Agatha (n°48) et Qui a peur d’Hitchcock ? (n°55)
            Les aventures de Ric Hochet appartiennent donc au registre « policier », avec toutefois de fréquentes incursions du côté du fantastique ou de la science-fiction, sans toutefois basculer dans l’irrationnel. Héros positif, quoique moins terre à terre que son ami Bourdon, Ric Hochet trouve toujours une explication logique aux phénomènes paranormaux. « Spectres de la Nuit » ou « Extra-terrestres » ne sont que de vulgaires criminels tout ce qu’il y a de plus humains, guidés par des motifs des plus communs : l’argent, la jalousie, la vengeance ou la folie... Exceptions à la règle : des dons de voyance, reconnus authentiques dans certains albums (les messagers du Trépas, La sorcière mal-aimée…) L’autre grande catégorie d’aventures se situe dans le registre du « défi » lancé aux forces de l’ordre par des malfrats de plus ou moins grande envergure (voir plus loin le chapitre « les grands méchants »). Cela démarre dès le 1er album, avec l’épisode de « Signé Caméléon », pour ressurgir de manière récurrente tout au long de la série.
            Les intrigues sont plus ou moins complexes, mais tiennent en général dans un canevas assez convenu, que l’on pourrait résumer, voire caricaturer en évoquant une aventure de jeunesse qui a fait sourire plus d’un fan de Ric Hochet : « Ric Hochet contre le Mauvais Œil » (dans Premières armes). Résumé :
            Ric passe ses vacances à la campagne chez son oncle Ernest. Celui-ci reçoit un jour une lettre de menaces d’un mystérieux personnage appelé le « Mauvais Œil », qui réclame une forte somme d’argent sous peine de voir son bétail empoisonné. Ernest, qui se souvient de vieux récits de son grand-père, veut céder, mais Ric ne se laisse pas impressionner. Cela lui vaut d’être victime d’un « attentat » du Mauvais Œil (une sorte de guignol déguisé façon Ku Klux Klan) qui le laisse apparemment amnésique. Mais ce n’est qu’une ruse de notre héros, qui fera convoquer tous les suspects à la ferme de son oncle. Là, il surgit sous le déguisement du Mauvais Œil, provoquant la confusion du vrai coupable, en l’occurrence le facteur, aussitôt arrêté par les gendarmes venus à la rescousse.
            Ces grosses ficelles seront à maintes reprises réutilisées, de manière plus ou moins subtile dans la plupart des albums : un ennemi mystérieux, un ou des suspects présents dès le début que le lecteur peut s’amuser à démasquer, une enquête où le héros se fait attaquer au moins une fois, et enfin un dénouement théâtral où le même héros explique toute l’histoire. Le passage du format de 62 pages à 46 par album, à partir du n°7 (Suspense à la télévision) ne facilitant pas la tâche d’un scénariste ambitieux. Néanmoins, Duchâteau a considérablement étoffé ses intrigues entre les numéros 56 (Un million sans impôts, qui fit l’objet d’un jeu concours lors de sa parution) et 65 (Panique sur le web), en lançant des histoires en deux épisodes, soit un format de 86 planches permettant un développement beaucoup plus complexe et mieux ficelé.
            D’une manière générale, les enquêtes de Ric Hochet sont assez bien goupillées, et tiennent en haleine le lecteur. Mais la qualité, sur une œuvre aussi prolifique, ne peut être toujours au rendez-vous. Certains albums à tonalité fantastique notamment, particulièrement alléchants par leur entrée en matière, se révèlent plus décevants lorsque vient le moment des explications des phénomènes surnaturels. Le meilleur exemple qu’on puisse donner étant La nuit des vampires (n°34), où de fâcheuses lacunes apparaissent : l’absence de reflet du « vampire » dans l’eau des douves ? Inexpliquée. Le même « vampire » escalade un mur, telle une araignée ? Idem. La fuite du « démon » par une cheminée fermée par une grille en fer ? Cherchez vous-même ! Dans d’autres albums du même tonneau, Ric-Duchâteau s’en tire fréquemment par des pirouettes peu convaincantes, du genre : « Oh, simple tour de passe-passe…truc d’illusionniste ! » Un peu court, jeune homme ! Le lecteur attendra ainsi en vain, tout au long des Jumeaux diaboliques, de savoir par quoi les victimes ont été « contaminées ».
            De toute évidence, les auteurs ont été emportés par le côté grand-guignolesque de certaines de leurs histoires, négligeant la rigueur du scénario au profit du spectaculaire des situations. D’une manière générale, ce genre d’intrigue à la « Scouby-doo » repose sur une invraisemblance majeure : l’énormité des moyens et la complexité de mise en scène de leurs crimes par les coupables, hors de proportion avec le gain espéré. Quelques  exceptions toutefois avec Le monstre de Noireville (n°15), à la fois tragique et fort bien mené, ou l’ennemi à travers les siècles (n°26).

            Des histoires « bien de chez nous ». 

Le cadre géographique des exploits de Ric Hochet est assez restreint, ce qui le distingue une fois de plus du globe-trotter créé par Hergé. Pour l’essentiel, le détective limite son champ d’action à la France (Paris et Côte d’Azur en majorité) et à la Belgique (Bruxelles surtout). Ses escapades exotiques se comptent sur les doigts d’une main ; prenons les dans l’ordre :
-n°6 : Rapt sur le France : notre héros met le pied aux Etats-Unis, mais en toute fin d’album, soit 15 planches sur 62.
-n°8 : Face au serpent : se déroule en partie aux Pays-Bas…on a fait plus dépaysant !
-n°14 : Ric Hochet contre le bourreau : le début de l’histoire nous emmène dans un mystérieux « pays de l’Est », ressemblant vaguement à la RDA (l’album date de 1971). Mais Ric s’en échappe à la page 24, en franchissant le rideau de fer avec une facilité déconcertante (et délibérée, à l’instigation de son ennemi le Bourreau)
-n°34 : La nuit des vampires : aventures gothiques en Grande-Bretagne, dont nous ne voyons pas grand-chose, presque toute l’histoire se déroulant dans un vieux château et le parc qui l’entoure.
-n°39 : le disparu de l’enfer (1982-83): le plus exotique des albums de la série. Ric Hochet doit se rendre au Varaiso, état imaginaire d’Amérique latine qui rappelle fortement le Salvador, (ou le Chili, Varaiso étant la contraction de Valparaiso) pour aider son père à lutter contre la dictature en place.
            A ce tour d’horizon assez limité, on peut à la rigueur ajouter quelques vignettes du Double qui tue (n°40) ayant pour toile de fond New York et Hong Kong. L’âge faisant son œuvre, les deux vétérans vont effectuer un repli marqué vers leur patrie belge, qui apparaît en toile de fond de plus en plus  fréquemment à partir du n°43. A ce titre, le n°72 (Le trésor des Marolles), véritable hommage au folklore du vieux Bruxelles, est assez significatif de ce retour aux racines.
            Ce manque de goût pour l’exotisme se retrouve aussi, de manière frappante, dans les personnages qui traversent les aventures de Ric Hochet. Quelques Asiatiques, un peu plus de Sud-américains, très peu de Noirs et encore moins d’Arabes. En ces temps « politiquement corrects », où il est de bon ton de faire figurer des « minorités visibles » dans les moindres récits destinés à la jeunesse, cela peut surprendre, notamment dans les derniers albums. Paris et Bruxelles apparaissent tout aussi « blancs » en 2006 que dans les années 1960 ! Autre constat troublant, les rares « colorés » de service sont pour la plupart des crapules, tueurs à gage pour l’essentiel (Chang le Chinois dans Rapt sur le France, l’Indonésien Karta, particulièrement ridicule, dans Face au serpent, ou l’ignoble Vargas du Contrat du Siècle) et plus rarement tête pensante du crime (un seul cas en fait : l’athlète noire Jane Mathilda, dans Crime sur internet)
            Les adeptes de la bien-pensance auront beau jeu de conclure : « Tibet et Duchâteau sont d’infâmes racistes ! D’ailleurs, Hergé lui-même, et patati et patata… » N’ayant pas tous éléments pour trancher cette question, et quelque peu agacé par le climat d’inquisition morale qui règne dans le prétendu pays des droits de l’homme, l’auteur de ces lignes hasardera juste quelques remarques fondées sur l’observation des albums.
En ce qui concerne les lieux, il saute aux yeux que nos auteurs sont beaucoup plus à l’aise pour faire évoluer leur héros dans un univers familier, aussi bien au niveau des décors que de l’intrigue. Les albums « exotiques » cités plus haut ne sont pas les meilleurs, loin s’en faut. Ric Hochet est aussi à sa place au Varaiso qu’un varan du Nil au Groënland : manipulé, baladé par les uns et les autres, il traverse un pays de carton pâte sans avoir la moindre prise sur les évènements. On se croirait dans les dernières et calamiteuses aventures d’Alix, une certaine rigueur dans l’intrigue en plus…Les deux escapades new-yorkaises de notre héros (n°6 et 40) révèlent aussi des décors bien peu réalistes, tant au niveau des paysages que de l’architecture. Même chose pour les personnages : de toute évidence, Tibet n’est pas doué pour dessiner les gens de couleur autrement que par la caricature. Karta ressemble à un Tino Rossi aux yeux bridés, et les quelques noirs entraperçus paraissent avoir été copiés sur Al Jolson, le Blanc grimé en noir du Chanteur de Jazz (1er film parlant de 1927). Il faut attendre le n°60 pour voir enfin une Noire qui ne semble pas jaillir d’une boîte de « banania ».
Alors, racistes, maladroits, ou les deux ? Je rappellerai simplement le grand âge des deux auteurs, qui n’ont pas subi dans leur jeunesse le conditionnement tiers-mondiste et anti-raciste des générations suivantes. Libres à eux de créer les histoires qui leur plaisent !



De Chick Bill à Kill Bill

La relecture complète de la série permet d’en saisir toutes les évolutions et les constantes. Nous avons déjà évoqué quelques-unes de ces dernières, mais on peut ici ajouter quelques éléments. D’abord, pas de basse crapulerie ou de trafics sordides (drogue, prostitution…)  dans « Ric Hochet ». Les petits délinquants et les voyous de banlieue ne font pas partie de son univers. Son monde à lui, ce sont les immeubles de centre-ville, les villas cossues et les grands domaines, les notables, les familles fortunées et les grands criminels, psychopathes ou non.
Les évolutions portent essentiellement sur les progrès techniques (friand de technologie, Ric Hochet passera de la machine à écrire à l’ordinateur sans aucun problème) la mode vestimentaire et l’usage d’une certaine violence. C’est sur cette dernière que nous allons nous attarder, tant elle nous paraît emblématique de l’influence du temps sur un héros apparemment sans âge.
Conformément à la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, les aventures de Ric Hochet s’efforceront pendant longtemps de préserver les âmes sensibles. Le premier mort de la série ne survient que dans le 2e opus (Mystère à Porquerolles) : il s’agit de Carl, l’homme de main du grand méchant de service, dont on retrouve le corps après une explosion, cadavre que le lecteur ne verra pas. Par la suite, les meurtres se feront plus ou moins nombreux, mais leur violence sera longtemps traitée de manière fort elliptique : les premières vraies taches de sang n’apparaissent qu’au numéro 26. Un basculement a lieu avec La liste mortelle (n°42), réalisé en 1985, qui a pour sujet des attentats commis par un groupe d’extrême-gauche (allusion sans doute à Action Directe) : nous avons droit cette fois à un déluge d’hémoglobine, et une escalade dans les moyens employés par notre héros. Ric devra faire alliance avec la pègre pour mettre hors d’état de nuire des individus qui ne respectent plus rien et mettent la « civilisation » en danger. A partir de là, on observe une évolution en dents de scie de la violence au sein de l’épopée « hochetienne », une sorte de perte d’innocence qui se traduit de manière diffuse d’un album à l’autre.
La première histoire en deux épisodes (Un million sans impôts et l’heure du kidnapping, n° 56 et 57)) est à cet égard significative. Les protagonistes, grands bourgeois plus vicieux les uns que les autres, sont dignes d’un film de Chabrol. Le pire étant atteint avec la perversion du plus jeune membre de la tribu, complice du kidnapper et assassin. Jusque là, la série s’était toujours efforcée de présenter les enfants et les adolescents de manière plus ou moins positive. On peut l’expliquer sans peine par le fait que les aventures de Ric Hochet ne passant plus par le journal Tintin, disparu comme la plupart des grands périodiques de BD pour enfants dans le courant des années 1980, nos auteurs ne se sentent plus obligés de faire de l’éducation civique. Par ailleurs, la nécessité de rester en prise avec un lectorat bombardé d’images violentes a sans doute beaucoup influé dans cette inflexion.
Dans la série « brisons les tabous », les épisodes 64 et 65 battent des records (Le Contrat du siècle, suivi de  Panique sur le Web , 2001). La violence y est omniprésente et froidement montrée : des otages abattus de sang-froid, Ric défouraillant à tout va et flinguant le tueur Vargas d’une balle en pleine tête (avec gros plan sur le front troué), insultes en tout genre (« petit con !»). Pire encore, la déchéance relative de certaines grandes figures de la série : l’inspecteur Ledru nous révèle l’existence de son fils, paparazzi minable qui le méprise et finit exécuté par Vargas ; le directeur de la « Rafale », Renaud Masson, jusque là l’archétype du patron honnête, se dévoile comme un complice de l’ignoble « Bourreau », et termine lui aussi sa carrière d’une bastos dans le crâne. Duchâteau se prendrait-il pour Tarentino ?
Fort heureusement pour les vrais fans, peu désireux de voir Tibet, l’auteur de « Chick Bill », transformer son héros vertueux en « Kill Bill », la tension retombe un peu dans les albums suivants, mais une dimension macabre fortement teintée de gros clins d’œil prédomine désormais dans la série. De toute évidence, Tibet et Duchâteau ont rejoint la cohorte des auteurs ayant choisi la dérision et l’auto-parodie comme principal moteur créatif. Quoi de plus jouissif que de manipuler et pervertir certains « classiques » ?

Clins d’œil et allusions diverses.

Les clins d’œil de « Ric Hochet » se situent à deux niveaux de lecture. Le premier, a priori le plus facile à percevoir, se manifeste par l’apparition de têtes plus ou moins connues sous des noms et dans des rôles d’importance variable (Il faut préciser que Tibet fait partie des portraitistes et caricaturistes les plus célèbres de la presse belge). En majorité, il s’agit de personnalités du show-biz, mais l’on compte aussi pas mal d’amis ou de collègues des deux auteurs, voire les deux auteurs eux-mêmes, un peu à la façon d’Hitchcock qui veillait à apparaître brièvement dans chacun de ses films. En BD, Hergé lui-même eut recours à ce genre de « joke » (comme la scène de la soirée princière du Sceptre d’Ottokar)
            Le petit jeu du « devine qui vient se montrer » se manifeste clairement dans l’opus 7, Suspense à la télévision (1967). Ric y vient en aide à Lionel , jeune chanteur à succès qui ressemble à Hervé Vilar ou Richard Anthony. On y croise aussi Johnny Largo, rival du bellâtre en question, qui n’est pas sans évoquer Johnny Hallyday, et enfin Raymond Souplex  (« les cinq dernières minutes »), dans son propre rôle sur la dernière vignette. Par la suite, les « guest stars » se succèdent : Laurel et Hardy (n°13, Cauchemar pour Ric Hochet), Serge Reggiani (n°15), Philippe Noiret (n°17), Bernard Blier (n°18), Gérard Depardieu (n°51), Woody Allen (n°70) pour ne citer que les plus notables. Les politiques sont plus rares, mais d’autant plus remarqués : dans leurs propres rôles, Valéry Giscard d’Estaing, Michel Poniatowski (Alerte, extra-terrestres ! , 1974) Jacques Chirac (Le triangle Attila, 1987) et enfin…Nicolas Sarkozy, alias « Markus », « ambitieux ministre de l’intérieur », peu à son avantage dans On tue au théâtre ce soir , 2006), et assez ridicule en Président de la République –avec Carla jouant de la guitare dans son bureau- dans Ici 77 ! (2010)
            Le deuxième niveau d’allusion, un peu plus complexe fait référence à un contexte ou des évènements spécifiques, dénotant parfois un certain « engagement » de Tibet et Duchâteau. On remarquera d’abord une référence à Howard Hugues dans le personnage du milliardaire excentrique et reclus Howie Howard (n°52, le maître de l’illusion), où à la famille d’un célèbre constructeur italien d’automobiles (La dernière impératrice, n°71) Mais nos auteurs vont bien plus loin en d’autres occasions.
Ainsi, dans Le contrat du siècle et Panique sur le web, l’un des grands méchants, complice du « Bourreau » et dénommé Barnex, veut racheter « la Rafale » pour compléter son empire médiatique aux ramifications mafieuses et barbouzardes (le type est plus moins complice de la CIA). L’allusion à des crapules de haut vol tel que Rupert Murdoch est assez évidente. Plus nette encore, la parodie d’une célèbre émission de télé-réalité livrée dans  Penthouse story , où l’on apprend qu’une certaine Lulli-Lulla a eu une liaison avec Charles-Lucien (à qui font-ils donc référence, les bougres ?) Terminons par le diptyque Le nombre maudit/le collectionneur de crimes (n°67 et 68, 2002-2003), où l’un des principaux suspects n’est autre que Jean L. Dassiez, PDG de l’entreprise Vivador dont il a ruiné les petits actionnaires par sa gestion calamiteuse. L’homme est fasciné par le modèle anglo-saxon, et regrette de perdre son loft de Los Angeles payé par sa boîte…Quiconque n’aurait pas reconnu Jean-Marie Messier et l’affaire Vivendi serait bien peu informé des affaires de ce monde.
            La prise de position des auteurs est franchement hostile à ces « puissants », qu’ils soient à moitié fous et manipulateurs (Howard), prêts à toutes les ignominies pour réaliser leurs ambitions (Barnex), ou tout cela à la fois (Dassiez) Il y a ici une nette rupture avec les albums du début de la série, où les hommes d’affaires étaient rarement montrés comme des bandits (voir Rémy Valloire, ami de Ric Hochet dans le n°3) Tibet et Duchâteau, qui ne sont pas des bolcheviques, se révèlent ici nostalgiques du capitalisme à la papa, du patron honnête soucieux du bien être de ses employés, bref de tout un monde broyé par l’esprit de jouissance et la dictature des marchés financiers.
            Je terminerai ce petit tour des allusions par un fait curieux, qui ne m’est apparu qu’à la relecture complète de la série. Dans le n°12 (Les compagnons du diable), l’un des principaux suspects, sorte d’inquiétant illusionniste qui se fait appeler « Le diable », se nomme Marcus. Marcus, c’est aussi le nom attribué au redoutable « Ennemi à travers les siècles »(n°26), et enfin (avec un « k »), celui de l’ambitieux ministre de l’intérieur devenu président de la République ! Chacun l’interprètera comme il le souhaite…

Galerie de portraits

La série « Ric Hochet » foisonne de personnages plus ou moins consistants. Nous n’évoquerons ici que les plus grandes figures, amies ou ennemies de notre héros, apparaissant dans plusieurs albums. Après leur nom en caractère gras, le titre de la série où ils apparaissent pour la première fois figure entre parenthèses. L’ordre choisi correspond à celui de leur apparition dans les aventures de Ric Hochet.

            Famille et amis.

-Le commissaire Bourdon (« Signé Caméléon », in Traquenard au Havre, n°1)
            Visiblement inspiré de flics à l’ancienne, façon Maigret ou Raymond Souplex (dont le « bon sang mais c’est bien sûr » a été remplacé par « bonsoir de bonsoir »), Sigismond Bourdon est un peu le contraire de Ric Hochet sur bien des points, peu imaginatif et encore moins porté sur les acrobaties. Souvent en retard d’un train sur son jeune ami, parfois ridiculisé, voire enlevé, le pauvre Bourdon semble être le faire-valoir idéal, toujours plus près  d’une retraite qui n’arrive jamais. Mais avec sa moustache blanche, sa pipe, sa gourmandise et son humour, il apporte énormément d’humanité à la série. C’est un peu le papi, voire le vrai père de Ric Hochet, auquel il rend service ne serait-ce qu’en lâchant les chiens aux trousses des méchants.
-L’inspecteur Ledru. (« Signé Caméléon »…)
            L’éternel second du commissaire Bourdon, personnage assez falot qui prendra de l’épaisseur au fil des albums. C’est dans La flèche de sang (n°36) que Ledru explose enfin, lâchant toute sa rancœur envers Bourdon, qu’il accuse implicitement de bloquer sa carrière, tout en récoltant une gloire facile grâce à Ric Hochet, dont l’inspecteur est visiblement jaloux. Si la tension retombe un peu par la suite, il restera un personnage tourmenté, suspecté à maintes reprises de divers forfaits…à tort. Tout le tragique de son existence ne sera révélé que dans Le Contrat du siècle (voir plus haut). Ledru n’accède à une promotion bien méritée que dans les derniers albums : d’abord lieutenant, puis capitaine en charge d’une cellule anti-terroriste.
-Bob Drumont (Mystère à Porquerolles, n°2)
            Collègue journaliste de Ric Hochet, également employé à « la Rafale », dont il deviendra plus tard le rédacteur en chef. Brave rouquin, costaud et à bouille ronde, c’est l’ami fidèle par excellence. Il meurt héroïquement dans le dernier duel (n°76)
-Nadine Bourdon (Piège pour Ric Hochet, n°5)
            En apparence, la gourdasse de service. Petite-nièce du commissaire Bourdon, c’est une blondinette assez banale qui va devenir la « fiancée » du héros (voir plus haut la sexualité de Ric Hochet) D’abord cantonnée aux fonctions classiques de l’emploi, comme se faire enlever régulièrement, ou donner une vague touche sexy aux histoires, Nadine attendra le n°60 (Crime sur internet, suite de La main de la mort) pour prendre une certaine envergure. La mort supposée de Ric, à la fin de l’album précédent, va la pousser à se transformer à son tour en détective pour découvrir toute la vérité.
-Le professeur Hermelin (Rapt sur le France, n°6)
            Certainement le personnage le plus truculent de la série, sorte de professeur Tournesol, la surdité et la gentillesse en moins. Petit bonhomme à barbiche blanche éternellement renfrogné (« humpf ! » est son onomatopée favorite), Hermelin est aussi génial que couard, au point de « marcher » à plusieurs reprises avec les méchants (« à mon corps défendant ! » proteste-t-il toujours), en leur fournissant de redoutables gadgets. Le pauvre Bourdon est sa tête de turc, ce qui donne lieu à de savoureux échanges entre les deux hommes.
-Richard Hochet ( Alias Ric Hochet, n°9)
            Père de Ric Hochet (voir plus haut), dont il est physiquement la copie conforme, avec une moustache, des cheveux blancs et quelques rides en plus. Ancien gentleman cambrioleur fréquemment rattrapé par son passé, Richard va souvent prêter main forte à son fils, ou faire appel à lui dans la lutte contre le Mal…quand il n’est pas lui-même dans la panade ! Par son attitude fantasque, son goût immodéré de l’aventure et de la drague, il apparaît finalement moins mûr que son fils, dont il est davantage le copain ou le grand frère.
-Le commissaire Brébant (Les Messagers du trépas, n°43)
            Collègue belge de Bourdon, nettement plus jeune et moins drôle que ce dernier. Apparaît dans presque toutes les aventures de Ric Hochet outre-Quiévrain.
-Lamberto Alfredi (Le crime de l’an 2000, n°50)
            Réalisateur d’origine italienne, ayant l’allure de Francis Ford Coppola et le talent de Lamberto Bava. Sympa, mais très imbu de son supposé génie artistique et prêt à tout pour racoler le public. A l’instar de certains « créateurs » peu scrupuleux de son pays d’origine, Alfredi est un touche-à-tout : films de science-fiction, d’horreur (la série des « Jimmy », inspirée de « Freddy », dans Le masque de la terreur, n°54), télé-réalité (Penthouse story), « docu-fictions » racoleurs (L’homme de glace, n°69), et même le théâtre (On tue au théâtre ce soir) Rien n’échappe à son mauvais goût.
-Lambert (Crime sur internet, n°60)
            Embauché à « la Rafale » après la disparition de Ric Hochet, à la fin de l’album précédent, il en est viré très vite pour travailler à « Paris Night », ignoble torchon vivant de ragots et de scoops racoleurs. Archétype du mauvais journaliste, veule et arriviste, c’est un peu l’anti-Ric Hochet. Néanmoins, les services qu’il rend à notre héros, dont il devient un peu la tête à claques, lui valent de figurer dans la rubrique « Famille et amis ».
-Allégra (Puzzle mortel, n° 74).
            Mère de Ric Hochet, aventurière et journaliste aussi belle qu’intelligente, mais pas franchement étouffée par l’instinct maternel. Semble avoir été créée sur le tard pour donner un peu d’épaisseur sentimentale au héros.

            Les grands ennemis.

-L’inspecteur Manière. (« Signé Caméléon », op.cit.)
            A côté des autres « grands méchants » que Ric aura a affronter par la suite, Manière fait assez pâle figure. Il mérite toutefois de figurer dans cette galerie de portraits pour l’archétype qu’il représente, à savoir « le génie du Mal qui défie les autorités ». Sous le surnom de « Caméléon », ce policier traître à ses collègues s’est juré de ridiculiser, puis de tuer le commissaire Bourdon qui avait fait coffrer son père. Jeté en prison, il s’en évade dans le n°4 (L’ombre de Caméléon) à l’instigation d’un autre « méchant » de service qui s’en servira comme marionnette.

-Bex Turner (Défi à Ric Hochet, n° 3)
            Faux détective et vrai bandit américain, ayant réussi à enlever Hermelin sur le paquebot France, au nez et à la barbe de notre héros. Finit cependant en taule…
-Le docteur Vogler. (Piège pour Ric Hochet, n° 5)
            Premier ennemi de grande envergure et réellement charismatique combattu par notre héros. Vogler est une sorte de « doktor Mengele », ancien nazi prêt à toutes les abominations.
Gravement brûlé et laissé pour mort après un accident d’avion, Vogler réapparaîtra à deux reprises, dans Face au serpent et la Piste rouge. C’est son presque sosie, en la personne de son fils Jean-Pascal Vogler ( !!!), qui resurgit dans le n°69 (L’homme de glace) Le fiston ne semble pas avoir hérité des tendances criminelles de son papa, mais son goût pour les expériences médicales étranges indique une inquiétante hérédité.
-Le Bourreau, alias B. (Ric Hochet contre le bourreau, n°14)
            LE grand méchant par excellence ! Originaire d’un mystérieux pays de l’Est, le Bourreau travaille pour, voire dirige de non moins ténébreuses organisations secrètes spécialisées dans les coups tordus, dont l’espionnage, la déstabilisation et le terrorisme. Si sa première apparition ne laisse pas un souvenir impérissable, il donne toute la mesure de sa puissance et de son sadisme dans Hallali pour Ric Hochet (n°28), où il pratique la chasse à l’homme tel un moderne Comte Zaroff. Hideux, obèse et paralysé des membres inférieurs, « B » est aussi monstrueux physiquement que moralement. Tibet et Duchâteau n’en feront cependant pas un usage excessif, et le feront intervenir à huit reprises par la suite. Il meurt bêtement d’une crise cardiaque dans le dernier duel.
-Lucas Clauwitz ( La main de la mort, n°59)
            Homme d’affaires véreux ressemblant vaguement à Bernard Tapie, il dirige une sorte de petit Monaco créé de toutes pièces dans une île méditerranéenne. Particulièrement retors et sans scrupules, il se fait néanmoins avoir par plus tordu que lui dans Crime sur internet.
-Morelli  (BD meurtres, n°62)
            Dessinateur du sympathique « Dédé le hérisson », c’est aussi un criminel machiavélique. Il est abattu par son complice Olinsky dans La sorcière mal aimée.
-Czelow Olinsky ( BD meurtres, op cit, ou Le jeu de la potence, n°61, sous le nom de Groff)
            Ancien tueur et agent secret d’Europe de l’Est, reconverti dans le banditisme. Ennemi redoutable, quoique moyennement charismatique, ayant eu pour couverture le personnage de Groff, le photographe du calamiteux Lambert. C’est le commissaire Brébant qui le met hors d’état de nuire à la fin de La sorcière mal aimée.

Conclusion : et après ?

J’avoue avoir craint, en entreprenant la lecture intégrale de la collection, de finir par « caler ». Eh bien non…Ce fut au contraire un régal, à raison d’un à deux albums par jour, de redécouvrir le petit monde de « Ric Hochet ». Une série aussi longue et aux histoires aussi complexes a un avantage, malgré tous les stéréotypes évoqués plus haut : lorsqu’on arrive à la fin, on a presque oublié le début ! Autant dire que je ne me suis pas ennuyé, même en relisant les albums qui m’étaient les plus familiers. Les vieux « Ric Hochet » ont un parfum délicieusement ringard, une fragrance d’une époque révolue. Avec eux reviennent des souvenirs d’enfance, qui se consomment aussi facilement et avec autant de plaisir qu’un paquet de « Granola » à l’heure du goûter. Les plus récents, chargés de sous-entendus et de références explicites, s’adressent aux vieux fans un peu désenchantés, pour qui l’humour reste le meilleur remède contre la morosité du présent.
            A la fin de l’album inachevé A la poursuite du griffon d’or (n°78), AP Duchâteau annonçait la sortie d’un numéro 79…toujours dans les limbes, et pour cause. Les éditions du Lombard ont en effet eu l’idée de « relancer » la série avec deux nouveaux auteurs (Zidrou au scénario, Van Liemt au dessin), désormais intitulée « les nouvelles enquêtes de Ric Hochet ».
Cette nouvelle mouture n’étant pas l’objet de cet article, je ne m’y attarderai pas. Mais force est de constater, pour l’heure et à mon humble avis, que c’est une réussite.
L’œuvre de Tibet et Duchâteau y est revisitée sans être trahie, dans un contexte plus marqué historiquement (l’immédiat après mai 68), non sans renverser un peu la table. Les personnages sont plus complexes, plus sombres, et l’on savoure bien des allusions. Merci, les gars, de poursuivre l’aventure…