Les Monuments de la BD franco-belge

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dimanche 22 septembre 2024

Rahan


 

RAHAN










Introduction : Où l’on voit que le temps passe…


Rahan peut être considéré comme un vieil ami de mon univers enfantin, car il figure parmi mes premiers souvenirs de bédéphile, remontant pour la plupart à mes cinq ou six ans, alors que je venais d’apprendre à lire et que je dévorais un peu n’importe quoi. Il me semble que le tout premier récit des aventures du fils de Craô qu’il m’ait été donné de découvrir est Le captif du grand fleuve, paru en septembre 1974 dans Pif Gadget. Je devais être chez un ami de mes parents, qui m’avait proposé ce journal pour m’occuper un peu.

Cette histoire émouvante d’un vieillard échoué sur un îlot rocheux depuis des années, ne survivant que grâce aux poissons pêchés par son ptérodactyle apprivoisé et que Rahan devra finalement abandonner à son sort -l’un des rares échecs du héros préhistorique- m’a profondément marqué, et fait partie de celles que j’ai relues avec plaisir. 

e ne peux pas en dire autant, hélas, de bon nombre de récits de la très longue, trop longue, saga de Rahan, le « fils des âges farouches » ! Car l’épopée de notre héros compte 194 histoires en divers formats, allant de 10 planches pour les plus courtes à 40, voire davantage, publiées en plusieurs parties ou d’un seul tenant, à l’instar du tout dernier opus de la saga, les fantômes du Mont Bleu (album de 59 planches paru en 2015 chez Soleil). Pour un total vertigineux de 4163 planches dessinées, hors planches de liaison entre les histoires et illustrations séparées !

Si les exploits de Rahan, par petites doses, ont enchanté mon enfance, se farcir toute la série par la grâce de l’intégrale publiée par les éditions Soleil (en 26 tomes) ne fut pas toujours des plus agréables. On frise même l’indigestion, ce qui ne m’est jamais arrivé avec les autres séries de BD traitées dans le même cadre.

L’explication de ce phénomène tient en trois éléments :

-Tout d’abord, la structure même des épisodes, conçus pour la plupart comme des récits complets devant être compris par des lecteurs « non avertis ». D’où la pénible répétition des origines de Rahan, du serment fait à son père, etc. En lire un de temps en temps est agréable, se les enfiler par gros paquets relève quasiment de la corvée.

-L’usure relative de l’imagination des auteurs, qui finissent par se répéter, voire délirer, ou carrément se perdre dans des opérations de promotion douteuse (voir plus loin).

-Enfin, et cela relève d’une appréciation plus personnelle, le caractère trop parfait du héros (trop beau, trop intelligent, trop généreux, trop courageux, trop tout…) et, surtout, sa vocation de missionnaire sentencieux finissent par lasser. Ce qui était acceptable, et sans doute bienvenu dans une publication enfantine des années 1970, devient franchement lourd pour un adulte d’aujourd’hui.

À titre de comparaison, Tounga, un autre héros préhistorique de la BD francophone, aujourd’hui largement oublié, créé par Edouard Aidans en 1961, soit huit ans avant Rahan, a bien mieux vieilli. Non seulement les péripéties du héros sont plus vraisemblables d’un point de vue « scientifique », mais le caractère même du personnage le rend plus attachant que le fils de Craô : aussi brun que Rahan est blond, Tounga est également courageux et généreux, mais il se montre par ailleurs ombrageux, emporté, possessif, capable de tuer si besoin. Attaché à son clan, entouré d’amis avec lesquels il se dispute parfois, amoureux de la belle Ohama, Tounga ne prétend pas changer le monde. Le seul album que je possède de cette série (publiée sous cette forme entre 1974 et 2004), La Grande Peur, paru en 1976, est infiniment plus prenant et fascinant que la plupart des épisodes de la saga du fils des âges farouches.

Mais ne soyons pas trop durs, et intéressons-nous maintenant aux deux talentueux créateurs de celui qui est devenu un héros de référence de la BD française.


Un solide tandem : Lécureux et Chéret.


Roger Lécureux – ou Lecureux- (né à Paris en 1925, mort à Itteville en 1999), est un des scénaristes les plus prolifiques de la bande dessinée française. Ayant débuté dans l’imprimerie, et participé au maquis du Limousin pendant la la deuxième guerre mondiale, le jeune homme rejoint l’équipe du journal Vaillant après la Libération. Ce périodique destiné à la jeunesse est l’un des nombreux journaux contrôlés par le Parti Communiste Français à cette époque, et diffuse de manière plus ou moins subtile les idéaux progressistes du PCF. D’abord chargé des abonnements, Lécureux se voit sollicité par Michel Debonne, scénariste de la BD Fifi, gars du maquis (dessinée par André Liquois -un ancien de l’illustré « collabo » Le Téméraire- faisant l’apologie des maquisards peu de temps après les avoir avoir décrits comme des bandits alcooliques et libidineux). Le jeune Roger aide si bien son aîné qu’il en prend la relève, montant en grade jusqu’à devenir rédacteur en chef de Vaillant en 1957. À partir de 1963, il se consacrera pleinement à son œuvre de scénariste.

Son premier grand succès sera la série des Pionniers de l’espérance, (avec Raymond Poïvet au dessin) qualifiée par lui-même de « première BD de science-fiction française », publiée de 1945 à 1973, dont les principaux héros sont un ingénieur français et un officier soviétique. Lécureux lança de nombreux personnages ou séries, tels que Nasdine Hodja, Sam Billie Bill, Teddy Ted, et plus tard, dans Pif Gadget : Capitaine Apache, Le Grêlé 7-13, etc...Il participa aussi à la grande série de BD historique qui a beaucoup fait pour stimuler la vocation de l’auteur de ces lignes : L’Histoire de France en bandes dessinées (parue chez Larousse, entre 1975 et 1978). Mais il entra dans la légende, si l’on peut dire, en faisant équipe avec André Chéret.

Ce dernier est né parisien lui aussi, en 1937 (et décédé à Montreuil en 2020). Dessinateur précoce, le jeune André Chéret découvre la BD après la guerre, notamment le Tarzan de Horgarth, qui va beaucoup l’inspirer pour Rahan, ainsi que Durga-Rani, reine des jungles, de Pellos. Passé comme Lécureux par la case imprimerie, il commence sa carrière de dessinateur pendant son service militaire en Allemagne à partir de 1958, grâce à la Revue des Forces Françaises  où il est affecté. Il y publie des dessins humoristiques, des illustrations et quelques petits récits.

Après diverses péripéties et rencontres fructueuses, il intègre en 1961 les éditions Vaillant, où il avait déjà tenté de se faire embaucher avant son service militaire. Lécureux l’avait alors envoyé paître, mais accepte cette fois de lui donner sa chance pour quelques mini-récits. Huit ans plus tard, dans le flot tumultueux de mai 68, les deux créateurs vont s’associer pour créer Rahan.

Jusqu’ici attelé aux aventures de l’aviateur Bob Mallard, Chéret avoue à Lécureux qu’il déteste dessiner les machines, et souhaiterait se consacrer à un personnage plus ancré dans le passé. Il pense d’abord à un guerrier gaulois, avec de longs cheveux blonds, qu’il présente en esquisses à Lécureux. Mais ce dernier songe plutôt à la préhistoire, ce qui convient aussi à Chéret. Le guerrier gaulois sera donc un chasseur du paléolithique, dont la première aventure paraîtra en mars 1969 dans la nouvelle revue des éditions Vaillant, Pif Gadget.

Pour la personnalité du héros, que nous détaillerons plus loin, Lécureux se serait inspiré de son fils Jean-Louis, qui passait son temps à grimper aux arbres et à inventer plein de trucs plus ou moins utiles. C’est du moins ce qu’affirme Jean-Louis Lécureux, qui fut le dernier scénariste de Rahan pour Les Fantômes du Mont Bleu.

Le succès de ce nouveau personnage sera tel que Chéret pourra s’y consacrer pleinement, même s’il l’abandonnera par la suite provisoirement à d’autres dessinateurs, formant une petite brigade internationale italo-espagnole aux talents aléatoires (et non sans tensions avec l’auteur d’origine, lui-même un moment en bisbilles avec les éditions Vaillant pour des raisons de propriété intellectuelle) :

-Guido Zamperoni (alias Guy Zam) : 5 épisodes. Une catastrophe graphique ! Décors moches, personnages grotesques. Même Rahan est ridicule malgré la qualité du scénario, toujours produit par Lécureux.

-Enrique Badia Romero : 38 épidodes, dont deux reprises de Guy Zam. Moins bon que Chéret, mais nettement meilleur que Zamperoni, avec un certain don pour dessiner des femmes sexy en bikini-peaux-de-bête. Plus doué aussi que Chéret pour les gorilles.

-José de Huescar : un seul épisode, simple reprise des Hommes de Pierre, dessiné par Guy Zam. On pouvait difficilement faire pire que ce dernier, aussi fait-il mieux, mais sans égaler Romero ou Chéret.

Toutefois, celui-ci a su également évoluer dans la représentation du héros préhistorique le plus célèbre de la BD francophone. Si les premiers épisodes, prometteurs, laissent encore voir des dessins trop figés, le graphisme progresse très vite. En moins d’un an et une douzaine de récits en 20 planches, les vignettes se mettent à vibrer de mouvement, les personnages s’en échappant presque comme dans un film en relief. Après une période noir et blanc, la colorisation apparaît et progresse aussi, atteignant un bon niveau à partir du milieu des années 1970 (où disparaissent ces curieux personnages à peau bleue, jaune ou rose vif qui peuplaient certaines histoires), notamment grâce au travail de Chantal Chéret. Tout aussi cinématographiques, les effets de « caméra subjective » se multiplient et vont contribuer à faire de Chéret un des dessinateurs les plus doués de sa génération, en rupture avec le classicisme franco-belge, suscitant intérêt et admiration chez les auteurs des grands comics américains. L’efficacité des histoires, du moins pendant un temps, et la relative originalité du personnage principal, vont parachever le succès d’une œuvre remarquable.


Un succès phénoménal, avec ses produits dérivés et ses dérives.


Rahan devient très vite la grande vedette de l’hebdomadaire Pif Gadget, dépassant en notoriété d’autres célébrités du journal, tels que Docteur Justice, Loup Noir ou Pif lui-même. Pour des millions de gosses dont j’étais, un numéro de Pif sans Rahan avait beaucoup moins d’intérêt. La demande est si forte que le fils des âges farouches aura droit à sa propre revue trimestrielle, puis bimestrielle, ainsi que de gadgets spécifiques : le coutelas d’ivoire (en plastique mou), le collier de griffes, le couteau du sacrifice (d’un style curieusement aztèque), « l’oeil-qui-voit-loin » (mais pas trop, en fait), etc...

Le vocabulaire inventé par Lécureux devint à l’époque des plus familiers auprès des gamins : « goraks », « deux-dents », « deux-nez », « quatre-mains », « ceux qui marchent debout », « le fleuve sans fin », tout cela se passe bien vite de traduction, et ceux de ma génération qui ont un peu de mémoire s’en souviennent parfaitement. Et que d’aventures enfantines ont été tirées des exploits du fils de Craô ! Je me revois encore, sur le terrain de la maison de campagne familiale, transformé en pays sauvage par mon imagination, affrontant le chien (un épagneul breton promu tigre à dents de sabre ou ravalé au rang de gibier), roulant dans l’herbe au cri de « Ra-haaa ! », le hurlement de triomphe du fils des âges farouches.

Précisons au passage que les textes de Rahan n’étaient pas qu’une accumulation de termes pseudo-primitifs, loin s’en faut. La qualité de la langue est toujours restée assez haute chez Lécureux, à une époque où les auteurs de BD ne souhaitaient pas donner prise aux critiques accusant le 9e Art d’affaiblir la maîtrise du français chez les jeunes. Le passé simple, et même les différentes formes du subjonctif, y étaient fréquemment employés. Il y avait aussi de belles coquilles, hélas, qui ne me sont apparues que récemment à la relecture, mais soyons indulgents : la cadence de production, à l’âge d’or de Rahan, était telle que des bavures pouvaient difficilement être évitées. Par ailleurs, le magazine de Rahan présentait aussi des articles de fond sur la préhistoire, la nature ou les « peuples premiers », comme on dit aujourd’hui. Je me souviens notamment de l’un d’eux, consacré aux Tasadays de Mindanao, aux Philippines. J’avoue avoir zappé le texte, mais les photos en noir et blanc de ces gens crasseux aux cheveux emmêlés, accroupis devant leur grotte ou sur des branches d’arbre m’ont fait fâcheuse impression. Il y avait loin de la préhistoire proprette, colorée et excitante de Rahan, à la vie réelle des peuples dits primitifs !

Je pense avoir connu, en ce temps-là, l’apogée de Rahan, qui se situe selon moi entre 1973 et 1977. Si la longueur des récits oscille entre 12 et 20 planches, on voit aussi apparaître des histoires plus longues, en plusieurs épisodes, telles que « L’île des morts vivants » (1975) en sept parties. J’avais adoré à l’époque, mais j’ai été très déçu à la relecture : histoire confuse et invraisemblable, gros effets grand-guignolesques qui préfigurent la future décadence des aventures de Rahan. Faiblesse passagère toutefois, car le récit suivant, lui aussi publié en feuilleton de sept épisodes fait partie des meilleurs (« La vallée des tourments », 1976).

Néanmoins, une inévitable décadence se profile à partir de 1978, à mesure de l’épuisement de l’imagination de Lécureux. Ainsi, le récit intitulé « Le trésor de Rahan » (février-mars 1978) s’étire en quatre interminables épisodes totalisant 42 planches, avec pour seul ressort un interrogatoire musclé du héros par un sale type -un sorcier jaloux nommé Ognard- désireux de lui arracher ses secrets. Une bonne partie des fameuses trouvailles du fils de Craô vont être ainsi rappelées au lecteur, prétexte à remplir des pages et des pages. Cela rappelle certains épisodes de séries télé dans lesquels les scénaristes paresseux, ou en panne d’inspiration, vont enchaîner les « flash-back » en une compilation des meilleurs moments de leurs histoires. Quand on en arrive là, c’est généralement mauvais signe. Et cela se confirme dans le cas de Rahan : même si tous les récits suivants ne sont pas catastrophiques, loin s’en faut, l’ensemble devient franchement répétitif, à de rares exceptions près. L’idée de le doter d’une compagne et d’enfants (à partir de 1985) n’était pas mauvaise, pas plus que de lui faire affronter son double maléfique dans l’ultime opus de la saga, mais tout cela est assez mal exploité et finit par lasser le lecteur le plus indulgent. Même le recours à un nombre grandissant de dinosaures, de créatures monstrueuses et de filles appétissantes ne suffit plus à relever le niveau. Bien au contraire, ce qui faisait l’originalité des aventures de Rahan s’efface peu à peu dans un fatras mêlant heroïc-fantasy et blabla moralisateur.

Si le journal de Pif commence à décliner à partir du début des années 1980, comme la plupart de ses homologues de la presse enfantine ou adolescente, Rahan va poursuivre sa propre carrière, sous forme d’albums cartonnés publiés par divers éditeurs (pas moins de neuf au total), dont le dernier paraîtra en 2015. Il est adapté en dessin animé pour la télévision à deux reprises, en 1986 et 2010. On compte aussi deux projets d’adaptation au cinéma :

-le premier, par Christophe Gans, en 2003, prévoyait de faire incarner Rahan par Mark Dacascos, avec le concours du CNRS pour le réalisme scientifique (largement absent du monde de la BD, comme on le verra plus loin). Cette superproduction évaluée à 40 millions d’euros ne verra pas le jour.

-le second, annoncé en 2020 par l’humoriste Michaël Youn, a été à nouveau évoqué trois ans plus tard. Compte tenu du bon goût de M. Youn, prions pour que ce projet n’aboutisse pas non plus.

De fait, Lécureux et Chéret ont assez classiquement vécu de la rente rahanesque, exploitant la notoriété de leur héros dans des opérations commerciales à prétention éducative. Les exemples les plus flagrants étant les récits ayant pour cadre certains lieux touristiques, de toute évidence en partenariat avec les syndicats d’initiative locaux. On peut citer notamment :

- « Rahan et l’homme de Tautavel » (avec le concours du groupe Auchan !), édité en 1997, où l’on fait l’apologie du raisin local, « ces délicieuses gouttes de rosée gorgées de soleil, qui réchauffent et réjouissent l’esprit ». L’ancien Rahan, qui dénonçait les ravages de l’alcoolisme dans « La horde folle » (1969), où il déclarait : « Maudit soit ce breuvage qui trouble la vue ! », doit se retourner dans sa grotte.

- « Le secret de Solutré » (2004)

- « Le trésor de Bélesta » (2007)

- « La légende de la grotte de Niaux » (2009).

La mort de Roger Lécureux en 1999, puis celle d’André Chéret en 2020, ont mis fin pour l’instant à l’exploitation d’un filon par ailleurs largement épuisé. Toutefois, leur création leur a survécu, et fait l’objet de fréquentes rééditions, notamment en intégrale.

Il est temps maintenant de nous pencher sur la personnalité du « Fils des âges farouches », son univers et son idéologie.


Une préhistoire fantaisiste.

    Les auteurs de la série ont pris bien garde à ne pas donner le moindre indice chronologique permettant de situer dans le temps les tribulations de leur héros. Et pour cause, l’univers de Rahan relève de la plus haute fantaisie, digne de nanards tels que  Un million d’années avant Jésus-Christ  (titre de l’oeuvre culte de Don Chaffey, sorti en 1966, avec la sculpturale Raquel Welch). Rahan lui-même et la plupart de ses congénères semblent appartenir à l’espèce des Homo Sapiens-sapiens, celle des hommes modernes, apparue selon les dernière estimations il y a 200 000 ans, probablement en Afrique, avant de se répandre dans le reste du monde par vagues successives. Une progression lente, ponctuée par plusieurs ères glaciaires qui ont failli l’anéantir.

    Rien de tout cela ne transparaît dans l’univers de Rahan, dont les paysages sont dominés par des jungles luxuriantes ou des déserts rocheux, avec des volcans qui explosent un peu partout. Le fils de Craô n’est confronté aux pays froids (cf « Le pays à peau blanche », novembre 1969) qu’à deux ou trois reprises, et ne s’y attarde pas. La faune du monde de Rahan est d’une variété incroyable, mêlant animaux d’aujourd’hui avec ceux d’autrefois, y compris des dinosaures assez fantasmatiques, dont une sorte de Godzilla appelé « Terrora » (« Le piège fantastique », juillet 1977) . Mammouths et rhinocéros laineux côtoient iguanes géants, panthères et chimpanzés. Dans ce vaste zoo, l’humanité déploie aussi tous les stades de son évolution, puisque Rahan sera amené à croiser des Pithécanthropes ou des Homo Erectus. Il y aura aussi des Néandertaliens, mais on sait dans ce cas que les deux espèces ont coexisté et se sont même mêlées pendant un temps. C’est d’ailleurs l’un des ressorts de l’une des dernières aventures de Rahan, « le Combat de Pierrette » (2006), titre pour le moins curieux dont on aura l’explication à la fin.

    Dans cette histoire, Rahan finit par retrouver Oukaou, la jeune sœur de sa compagne Naouna. Il découvre qu’Oukaou, vénérée comme une déesse par un clan néandertalien, est elle-même issue de ce même clan, avant d’avoir été adoptée par la tribu sapiens de sa sœur adoptive. Des milliers d’années plus tard, sa tombe sera exhumée par des paléontologues sur le site de Saint Césaire, en Charente Maritime, qui la baptiseront Pierrette à cause des cailloux qui ornaient son corps. En voulant mêler la romance à la réalité historique, les auteurs ont sans doute cru bien faire, et démentir la vieille image des Néandertaliens longtemps considérés comme des hominiens bas de plafond. Mais la belle Oukaou n’a aucun trait néandertalien, ce qui nuit totalement à la vraisemblance de l’histoire.

La vraie Pierrette, au sex-appeal tout relatif :





À comparer avec Oukaou (dont le nom sonne comme un mauvais jeu de mots, à une lettre près), adolescente (en haut) puis adulte (en bas).








Les débuts de Rahan.

    Dans le premier épisode de la série, intitulé « le Secret du Soleil », Rahan apparaît alors comme un jeune homme d’un vingtaine d’années, bien bâti, à la limite du trapu (il s’affinera ensuite), peau blanche et glabre, aux longs cheveux blonds qui lui vaudront son surnom de « Cheveux-de-feu ». Vêtu seulement d’un pagne grossier, il est déjà équipé de son fameux coutelas d’ivoire, dont on saura plus tard qu’il l’a volé au chef du « clan du lac » (qui deviendra ensuite celui « de la rivière »), une sombre brute qui avait capturé notre héros et menaçait de lui couper la langue avec la même arme. Rahan porte aussi son collier de griffes, don de son défunt père Craô. Ce n’est que bien plus tard que l’on apprendra qu’il y a cinq griffes, et que chacune d’elle représente une vertu que Rahan a promis à son père mourant de respecter : la loyauté, le courage, la générosité, la sagesse et la ténacité. Des années s’écouleront encore avant que la compagne de Rahan et ses fils ne lui offrent une sixième griffe, celle de l’ingéniosité, qu’il n’aura pas volée, comme on le verra.

    Rahan est un chasseur solitaire, tout son clan ayant été anéanti par l’éruption du Mont Bleu, un volcan au pied duquel la tribu avait eu l’idée intelligente de s’installer. Il faut croire que « Craô-le-sage » manquait parfois de jugeotte. Ce premier épisode nous montre un gaillard certes courageux et costaud, mais franchement benêt, qui prend les kangourous pour des être humains, par ailleurs obsédé par l’idée de dénicher « la tanière du soleil ». Il passe donc son temps à marcher vers l’ouest, quoiqu’il en coûte. Ses premiers contacts avec les autres clans sont franchement négatifs : on le chasse ou on cherche à le tuer, tandis que le héros découvre peu à peu, tout seul, certains trucs utiles, comme fabriquer un radeau ou savoir nager.

    Ce n’est que cinq ans plus tard que les auteurs décideront d’exploiter davantage le filon de l’enfance de leur héros, avec « l’Enfance de Rahan » (février 1974), un préquel assez réussi, où l’on découvre que le jeune homme est en fait un orphelin, adopté par Craô, chef du clan du Mont Bleu, après la mort de ses vrais parents, un couple errant ayant vaillamment combattu des goraks (tigres dents de sabre) avant de succomber. Cela inspirera à Craô le nom du bébé retrouvé caché dans une anfractuosité rocheuse : « Ra-hank », puis « Ra-han », l’enfant des braves. Le petit grandira en force et en habileté, sous la houlette de Craô-le-sage et dans l’affection maternelle de Shawa-l’Ancienne, avant que le Mont Bleu ne vienne bouleverser son existence. Même si le récit tient la route, il contient déjà quelques faux raccords avec le tout premier épisode, notamment sur les circonstances dans lesquelles Rahan apprend à nager. Faux raccords qui vont s’accumuler dans la période « décadente » de la série, lorsque paraîtront d’autres épisodes censés compléter les jeunes années du héros (nouvelle version de l’enfance de Rahan en 1988, puis de sa jeunesse en 1989, avec en sus des détails sur l’origine de ses parents). Par exemple, Shawa meurt au sein de sa tribu dans la première version, alors qu’elle quitte d’elle-même le clan du Mont Bleu dans la seconde, pour être retrouvée plus tard par le jeune Rahan, régnant sur une tribu de pygmées avant de casser sa pipe une bonne fois.

    À la fin du premier épisode, Rahan débarque sur une île peuplée de pêcheurs noirs qui lui font bon accueil, lui prouvant ainsi que tous les humains ne sont pas mauvais. Cela inspire à notre héros sa première réflexion philosophique  et humaniste :

« L’homme pourrait donc vivre avec d’autres hommes comme avec ceux de son propre clan ? Formerions-nous, tous ensemble, la grande horde de ceux qui marchent debout ? »

    Par ailleurs, ces braves gens apprennent aussi à Rahan l’usage du filet, et lui inspirent par leur jeu de course de pirogues autour de l’île une solution à la l’énigme du soleil : « La terre serait ronde comme un fruit, et le soleil tournerait autour sans jamais s’y poser ! » Pas mal vu, même si ce n’est pas tout à fait ça, le fils de Craô n’étant pas celui de Copernic.

C’est donc ce séjour décisif qui va donner sa raison d’être à Rahan. Refusant de s’enraciner, il prend congé de ses hôtes en déclarant :

« Rahan sera le fils de tous les clans, de toutes les hordes ! Rahan ira partout, verra tout, apprendra tout ! Il enseignera aux uns ce que lui auront enseigné les autres ! »

Vaste programme, s’il en est...Mais le gaillard va s’avérer à la hauteur !


Un héros aux performances incroyables.

    Pour mettre en œuvre ses bonnes intentions, Rahan dispose de ressources limitées, mais d’une efficacité redoutable : son corps d’athlète et son coutelas d’ivoire.

    Musclé, mais sans excès, Rahan peut d’abord compter sur ses capacités physiques, qui ne font que progresser au fil du temps : il nage comme un poisson, court comme un zèbre, saute comme un kangourou, bondit de branche en branche et de liane en liane comme un singe. Il est imperméable au vertige, effectuant des plongeons prodigieux ou les escalades les plus difficiles. Le fils de Craô a aussi une plante des pieds digne d’un Hobbit, puisqu’il reste quasiment toujours pieds nus, quelque soit la nature du sol ou la météo.

    Même sans armes, « Cheveux-de-feu » est un adversaire redoutable, dont le premier exploit fut d’égorger un jeune lion avec ses dents (« l’Enfance de Rahan », février 1974). En combat à mains nues contre ses semblables, Rahan est quasiment invincible face à un adversaire isolé. Il faut en général une bonne demi-douzaine de gaillards pour terrasser le fils des âges farouches. Lorsqu’il est confronté à beaucoup plus costaud que lui, genre colosse « fort comme un grand quatre-mains », Cheveux-de-feu emploie la ruse et des prises pouvant laisser croire qu’il a inventé le jiu-jitsu (cf « Le Petit Homme », octobre 1973, ou « La vallée des tourments », décembre 1975). Très adroit, Rahan excelle dans les travaux manuels comme dans le lancer de projectiles. Il n’y a pas plus habile que lui !

    Pour protéger son plus précieux capital, Rahan ne porte qu’une sorte de slip de peau tannée maintenu à la taille par une cordelette, après avoir essayé plusieurs pagnes moins seyants. Par grand froid, il consent néanmoins à se couvrir de fourrures dont il se défait dès que possible, tant il répugne à la possession de biens matériels, à l’exception de son collier de griffes, et surtout de son coutelas d’ivoire.

    Ce coutelas est quasiment un personnage à part entière des aventures de Rahan. Outre ses incroyables performances en termes de tranchant (le fils de Craô s’en sert aussi bien pour couper du bois que pour se raser), le coutelas est un compagnon auquel Rahan s’adresse fréquemment comme à un ami, allant jusqu’à lui confier son destin en le faisant pivoter sur une pierre plate pour lui donner la direction à suivre, ce qui n’est pas toujours une bonne idée. Utilisé en maintes circonstances, parfois associé à d’autres accessoires (pour faire une javeline ou un piolet, par exemple), c’est un auxiliaire indispensable dont la perte, heureusement toujours momentanée, plonge notre héros dans le désarroi, et sert de prétexte à bien des péripéties.

    Dans le récit fort bien nommé « Le coutelas d’ivoire » (janvier 1971), ce dernier lui est arraché par un chef de clan particulièrement stupide nommé Kabak. Ce dernier ayant vu Rahan parler avec son couteau, qui étincelait au soleil, il s’imagine pouvoir s’entretenir avec l’arme qu’il croit magique :

« Réponds à Kabak, chose qui brille ! Kabak veut connaître ton pouvoir ! »

L’objet n’étant pas très bavard, le bas-de-plafond le jette par dépit au fond d’un gouffre rempli d’eau et de poissons carnivores, avant de partir à la chasse avec sa bande. Attaché à une grande roche, le malheureux Rahan n’aura que peu de temps devant lui pour se libérer et trouver un moyen de récupérer son précieux compagnon. Ce qu’il fera, bien sûr, avec une bonne dose de chance et d’astuce, dont le fils de Craô n’a jamais manqué.

    Souvent d’ailleurs, les nombreux clans plus ou moins hostiles qui le font prisonnier n’ont pas l’idée de lui subtiliser son arme, qui reste accrochée à son pagne après qu’ils aient attaché son propriétaire. Non sans l’avoir laissé seul, ou sous la surveillance d’une sentinelle endormie, afin de lui donner les meilleures chances de s’évader.

Il faudra quelques épisodes pour que Rahan trouve un étui pratique et efficace pour son ami d’ivoire. Dans le 5e récit (« Le tombeau liquide », août 1969), le fils de Craô se blesse avec son arme qui lui érafle la cuisse. Il invente d’abord un étui en bambou qui s’avère trop bruyant, et qu’il va troquer contre une queue de panthère noire. Celle-ci étant trop longue et gênante, il la coupe lors de l’épisode suivant (« Le Dieu Mammouth », septembre 1969), avant de la remplacer, 13 épisodes plus tard, par une queue de lézard plus esthétique, souple et élégante (« L’arbre du démon », août 1970).

    Reste à évoquer les qualités morales de Rahan, essentielles dans toutes ses aventures. Fidèle aux vertus du collier de son père, nonobstant quelques rares et brefs moment d’abattement, il fera toujours honneur à celles-ci. Toujours prêt à prendre des risques pour sauver autrui et respecter la parole donnée, Rahan est un super-héros dans le domaine de l’éthique. Il ne tue jamais d’autres humains, prend toujours la défense des faibles et des opprimés, et ne garde rien pour lui-même, hormis son collier, son poignard et une part de nourriture qu’il consent toujours à partager si besoin.

À maintes reprises au cours de ses aventures revient le récitatif suivant :

« Le fils de Craô aurait pu, bien sûr, abandonner la jeune femme/l’enfant/le vieillard/le bébé singe/le chasseur blessé... (rayer les mentions inutiles) Mais il n’y songea même pas ! »

Et pour couronner le tout, Rahan fait preuve d’esprit critique, de déduction et d’une ingéniosité sans pareille. Pas étonnant que certains clans finissent par le prendre pour un dieu ! À son grand dam, car il aurait aussi largement mérité la griffe de la modestie.


Rahan, le Géo Trouvetout des âges farouches.


    Le catalogue des trouvailles du fils de Craô est assez époustouflant. Même si quelques-unes de ses inventions ne sont pas de lui (telles que le filet de pêche déjà cité, ou la culture des céréales et la fabrication du pain, œuvre de la vieille Céréha dans « La Vallée des Tourments »), la plupart sont issues de son observation de la nature, de circonstances accidentelles et de ses déductions. Sans prétendre à l’exhaustivité, le récapitulatif des découvertes rahanesques figurant dans « Le trésor de Rahan » est assez révélateur. On peut citer (dans le désordre chronologique) : le radeau, l’hameçon, la sarbacane, la luge, la perche de saut, le lasso, l’aiguille à chas, la tyrolienne, l’échelle mobile, le pont tournant, le piège à mâchoires, la voile, le canal de dérivation, l’arbalète, le savon, le monte-charge, les signaux de fumée, le tapis de rondins pour faire rouler des objets lourds, l’aqueduc, les bolas, le bélier, la flûte, la lampe à huile, la balance, le parachute, le paratonnerre, le fer, le verre, le phosphore, la poudre explosive, le caoutchouc, la fronde, la cage anti-lions et anti-requins, la bouteille de plongée (en fait, une vessie de sanglier emplie d’air), le cerf-volant, le moulin à vent et à eau, le tuilage des ardoises, le signal d’alarme, l’équitation, le gouvernail, et tout cela après neuf ans d’existence en BD ! Chéret lui-même évaluait le nombre de trouvailles de Rahan à 180, dans un article de Sud-Ouest en date du 12 août 2012.

    Le double maléfique de Rahan, un certain Rhodar (« Les fantômes du Mont-Bleu », 2015), qui ressemble à notre héros, mais en plus habillé, mal rasé et aux cheveux noirs, utilisera certaines de ces découvertes à mauvais escient, pour bâtir une société fondée sur la surexploitation de la nature et des hommes. Précisons que le fils de Craô lui-même a des doutes quant à l’usage de certaines de ses trouvailles, à commencer par la poudre explosive, dont il détruira lui-même le gisement de matières premières. (« L’arme terrifiante », décembre 1974). « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », cela aussi Rahan l’a plus ou moins inventé ! Car si notre héros déborde de sollicitude pour ses semblables, il est aussi bien souvent confronté à leurs défauts, à commencer par l’agressivité et la soif de pouvoir.


Typologie des aventures de Rahan.


En général, une aventure du fils des âges farouches se décompose ainsi :

1) Découverte d’un nouveau clan en proie à une ou plusieurs difficultés : pénurie de ressources, menace venant d’animaux dangereux ou d’une autre tribu, conflit interne lié à des enjeux de pouvoirs ou des pratiques coutumières discutables, telles que sacrifices humains, mariages forcés, esclavage, etc...

2) Confrontation avec les autorités du clan, à savoir le chef (pouvoir politique) et le sorcier (pouvoir religieux), qui se montrent en général hostiles à Rahan, considéré comme un étranger perturbateur de l’ordre établi, par ses idées ou les solutions qu’il propose. Si le chef peut parfois être un brave type, le sorcier est quasiment toujours un fieffé salopard, fanatique (lorsqu’il adhère à ses propres superstitions, ce qui est rare) et surtout manipulateur, usant des croyances des autres membres du clan pour les embobiner. S’il peut posséder quelques compétences, le sorcier est le plus souvent un être nuisible et un lâche. Notons toutefois une exception, comme dans « L’oiseau sacré » (décembre 1977), où un sorcier s’avère finalement très sympathique, sauvant la mise au fils de Craô.

3) Mise en œuvre d’une trouvaille de Rahan, avec une ruse quelconque, permettant de triompher des épreuves. Les méchants meurent ou s’enfuient. Les éventuels clans en guerre se réconcilient dans la paix et l’harmonie.

4) Rahan est remercié par ses semblables, qui s’excusent de l’avoir mal accueilli le cas échéant et le supplient de rester chez eux. Le fils de Craô, pas rancunier, se félicite avant tout d’avoir rendu service, fait un petit sermon à tout le monde et prend congé afin de poursuivre sa mission civilisatrice. Car d’autres clans, d’autres hordes, ont besoin de lui ! Et lui-même a tellement soif de savoir…

À ce narratif de base s’ajoute ou se substitue parfois un autre type d’aventures, que l’on pourrait ranger dans la catégorie des « escape games ». Rahan, prisonnier de quelque chose ou de quelqu’un, doit faire des prouesses pour recouvrer sa liberté. On peut citer en exemple deux récits, parmi les meilleurs du genre :

- « La falaise du sacrifice » (octobre 1970) : capturé par un clan de fanatiques, Rahan est ligoté, pieds et poings liés, puis jeté au bas d’une falaise pour être livré au « dieu-tigre », à savoir un « gorak » (encore appelé « gora » dans cette histoire). Fort heureusement, les autres abrutis lui ont lancé son coutelas, ce qui va lui être bien utile...mais ce sera loin d’être évident !

- « L’oeil bleu » (avril 1975) : jalousé par un chef de clan aux yeux vairons, qui craint que les deux yeux bleus de Rahan ne lui causent une perte de prestige auprès de siens, notre héros est enfermé au fond d’une grotte accessible seulement par une ouverture hors de portée des prisonniers. Le vilain chef, « Tounya-le-tourmenteur », va l’y laisser dépérir pendant des semaines, à tel point que Rahan songera même au suicide. Finalement, un gros coup de chance météorologique le fera sortir de son cul-de-basse-fosse et lui permettra de régler ses comptes avec son bourreau. La fin de cette histoire laisse toutefois planer le doute quant à l’issue du duel : Rahan tuera-t-il un être humain pour la première fois ? Par la suite, des planches de raccord donneront la réponse à cette question.

    Il arrive aussi, dans le cas de conflits entre clans, qu’aucune solution pacifique ne puisse être trouvée. Rahan doit alors employer les grands moyens pour mettre hors d’état de nuire les clans « sauvages » inaccessibles à la raison. Ce sera le cas notamment dans « Les adorateurs de la Mort » (juin 1975), « Le Clan des hommes-doux » (octobre 1975), ou « L’Oeil de Granit » (août 1977).

    Parfois, les aventures de Rahan flirtent avec les « sujets de société », en vogue dans les années de leurs publication. On peut ainsi mentionner le thème du racisme (« La mère des mères », octobre 1973) ; de la drogue dans « La Mort de Rahan » et sa suite, « Pour venger Rahan » (septembre 1977) ; ou celui du danger des sectes, qu’il s’agisse des Wampas (hommes vampires), qui apparaissent à deux reprises (1975 et 1977), ou de celle des « Fils de la lune » (juillet 1979).

Autres variantes :

-le mystère à résoudre. En général, il s’agit de bruits bizarres associés à un lieu étrange, effrayant ou inaccessible, dont l’archétype apparaît dans « Les entrailles du gorak » (février 1977). Évidemment, le fils de Craô ne manquera pas de dégonfler la baudruche, l’explication étant des plus naturelles, quoique souvent tirée par les cheveux.

-enfants perdus ou abandonnés : un cas de figure récurrent, qui débute avec « Le Petit d’homme » (février 1970). Lui-même orphelin et ayant dû très jeune se débrouiller seul, le fils de Craô ne peut qu’être sensible à cette question. Mais les gamins ne sont pas toujours une sinécure !

Enfin, on peut également évoquer les aventures oniriques de Cheveux-de-Feu, confronté à des situations cauchemardesques suite à la consommation involontaire de substances hallucinogènes (« Le territoire fantastique », janvier 1980) ou un coma prolongé (« La reine des ombres », octobre 1987). On sent ici nos auteurs en panne d’inspiration, qui ont l’air de se faire plaisir en racontant ou dessinant un peu n’importe quoi, dans une ambiance d’Heroïc Fantasy assez grotesque que l’on retrouvera dans l’album « Rahan contre le temps », publié par Novedi en 1991.


Un héros progressiste.

    Les aventures de Rahan ont une forte teinte idéologique, en conformité avec celle des éditions Vaillant, d’obédience communiste. Que l’on se rassure, il ne s’agit pas d’un marxisme-léninisme lourdingue, mais d’une sorte de communisme primitif mâtiné d’un progressisme somme toute assez consensuel.

    Rahan est un rationaliste. Contrairement à presque tous ses semblables, il ne croit pas aux esprits et défie les éléments sans craindre un quelconque châtiment divin. S’il lui arrive parfois de trembler ou d’avoir des doutes face à un phénomène apparemment surnaturel, il se reprend bien vite et ne tarde pas à trouver une explication rationnelle à la chose. Ce positivisme, en avance sur son temps, lui vaut bien souvent des ennuis lorsqu’il rencontre telle ou telle tribu, qui va lui reprocher d’avoir violé un tabou ou tenu des propos sacrilèges. Le fils de Craô lui-même s’en veut parfois d’avoir manqué de respect envers les croyances des autres (cf « Le Dieu Bonheur » (janvier 1974), et de les blesser ainsi inutilement. Néanmoins, certaines religions ne peuvent trouver grâce à ses yeux, notamment celles qui font l’apologie de la Mort. Dans « Les adorateurs de la Mort » (juin 1975), il s’insurge contre un culte qui pousse ses adeptes au suicide, et finit par convaincre les jeunes de rejeter les principes anciens, et de se battre pour la vie.

    Rahan est un égalitariste. A maintes reprises, il est confronté à des clans qui tendent à maltraiter les plus faibles (qu’il s’agisse de jeunes trop frêles, de vieillards jugés inutiles, ou d’adultes un peu limités mentalement), à mépriser leurs femmes, à attaquer ou réduire en servitude des gens jugés trop différents par leur couleur de peau ou de cheveux. Dans ces tribus fort peu politiquement correctes, le pouvoir et les meilleurs parts de viande sont attribués au plus fort et à ses sbires (cf « La part des chefs », mars 1974), et les conflits d’autorité se règlent dans le sang. Tout cela est évidemment inacceptable pour le fils de Craô, qui va toujours lutter contre le sexisme, le racisme et autres vilenies. Il promeut un partage strictement équitable des ressources, et va même inventer le suffrage universel secret pour trancher pacifiquement les luttes de pouvoir ! (« Les Hommes Wampas », décembre 1977).

    Rahan est un pacifiste. Les guerres entre clans, et d’une manière générale, toute violence entre ceux-qui-marchent-debout, lui sont odieuses. Même le pire des méchants mérite à ses yeux une seconde chance. Néanmoins, il lui arrive de les fermer lorsque certaines tribus décident d’éliminer certains salopards, un chef ou un sorcier le plus souvent, comme l’obèse, voleur et menteur Arakan, jeté dans le vide à la fin de « L’Oeil qui voit loin » (avril 1974). Peut-on faire des révolutions sans casser des œufs ?

    Rahan est un écologiste, idéologie en vogue en Occident depuis la fin des années 1960. S’il entend, comme il le dit à maintes reprises, « arracher à la nature tous ses secrets », c’est pour en tirer le meilleur et en faire profiter ses semblables sans tomber dans l’excès. Ainsi, dans « La Folie de l’Ivoire » (juin 1978), s’oppose-t-il à Ghowk-le-fou, qui fait massacrer tous les mammouths pour s’approprier leurs défenses à des fins décoratives et magiques. Rahan défend une logique de prélèvements raisonnés, et répugne à faire souffrir inutilement les animaux.

Au final, Rahan apparaît donc comme un « rouge-vert », mais qui ne serait pas franchement en odeur de sainteté auprès des progressistes occidentaux des années 2020. Quasiment tous les gros qu’il rencontre sont méchants (grossophobie ?), il n’y a pas d’homosexuels dans ses aventures (homophobie ?), ni de transsexuels (transphobie ?), et l’image des femmes, apparemment élogieuse, ferait certainement objet de polémique, comme nous allons le voir.


Rahan et les femmes.

Conçues par leurs auteurs après la révolution des mœurs de 1968, les aventures de Rahan offrent aux femmes une place limitée au début, mais non négligeable et de plus en plus importante au fil des épisodes. Il fallait néanmoins, dans une revue destinée à la jeunesse et soumise à la loi de 1949, faire attention à ne pas choquer la pudeur des uns et des autres. Si on peut montrer du sang, le sexe demeure tabou.

    Les femmes, souvent jeunes et bien faites, restent plus ou moins décemment vêtues, sans doute plus frileuses que les hommes. Lorsque des seins apparaissent, leurs aréoles sont quasiment invisibles. Et si l’on constate une tendance à la multiplication des tenues sexy -et des formes appétissantes - à partir des années 1980, l’érotisme reste du domaine de la suggestion. Ce n’est que dans certaines parodies destinées à un public plus adulte que les auteurs se lâchent, notamment dans l’album Parodies, tome 2, édité par MC Productions en 1988 : Rahan y est capturé par le clan des femmes-hyènes, qui se disputent son corps de rêve. C’est la sorcière Berk, encore plus laide que les autres, qui obtient d’en user la première. Une fois de plus, c’est le coutelas d’ivoire qui va sortir le fils de Craô du pétrin, d’une manière assez grivoise que je vous laisse le plaisir de découvrir.

    Plus sérieusement, l’image des femmes est des plus positives dans les aventures de Rahan. Dès le 2e récit, « La horde folle », Le fils de Craô découvre un clan en proie au fléau de l’alcoolisme, suite à un accident invraisemblable. Un éboulement de rochers a arraché des ceps de vigne sauvages, puis écrasé le raisin dans une mare au bas de la pente. Le jus produit par cette vendange naturelle un peu brutale (« le sang des fruits ») fermente de lui-même, et se transforme en vin parfaitement buvable. Comme quoi, la viticulture, c’est pas compliqué !

    Les hommes de la tribu ne vont pas tarder à s’enivrer comme des porcs à la « source rouge », délaissant leurs devoirs et abandonnant leurs femmes et leurs enfants, que Rahan devra sauver de l’attaque d’un grand gorak. Les femmes apparaissent donc comme les éléments les plus raisonnables de la tribu, ne succombant pas au vice, et soucieuses de la survie à long terme du groupe. Courageuses et prêtes à sacrifier leur vie pour défendre leur progéniture, elles vont évidemment faire bon accueil à Cheveux-de-feu (un homme, un vrai !). Lequel fera honte aux mâles du cru (c’est le cas de le dire), qu’il parviendra à convaincre de retrouver le droit chemin, non sans avoir comblé la mare au pinard afin de couper court à la tentation. 

    Cet épisode, qui rappelle un peu les affiches anti-alcooliques de la CGT du début du XXe siècle, est éminemment moralisateur et déplairait probablement aux féministes d’aujourd’hui, pour lesquelles la vraie égalité consiste à revendiquer d’être aussi bête, veule, inconséquente et mauvaise génitrice que peuvent l’être certains hommes.

De quoi nous faire regretter la préhistoire, finalement…

Par la suite, Lécureux et Chéret nous offriront quelques belles histoires où des femmes jouent un rôle essentiel. Avant d’évoquer celle qui verra Rahan tomber amoureux, retenons trois portraits originaux, attachants et émouvants :

-Lahita. (dans « La Flèche Blanche », novembre 1970)

Dans cette histoire, le radeau qui transporte Rahan vient s’échouer une île apparemment peuplée de femmes, bâties et vêtues comme des vahinés, mais d’une physionomie peu engageante. Cela augure mal de la suite, car dans les histoires de Rahan, le physique des personnages est souvent révélateur de leur moralité. En général, un front bas, une nuque épaisse et des canines proéminentes n’annoncent rien de bon. Ce n’est pas le cas ici des femmes de cette île, seulement affligées d’arcades sourcilière trop volumineuses.

    Il ne s’agit pas d’amazones pour autant, car le fils de Craô, vite capturé par de vigoureuses naïades, apprend que ces dames ont été laissées seules par leurs compagnons partis pêcher au loin pour « plusieurs lunes ». Si, la plupart du temps, les femmes font plutôt bon accueil à « Cheveux-de-feu », celles-ci se montrent majoritairement hostiles à l’intrus et souhaitent le mettre à mort. Rahan doit alors la vie à Lahita, une archère exceptionnelle, qui s’oppose aux méchantes de service et impose de le laisser en vie, libre de ses mouvements dans l’île, mais sans son arme, et placé sous la surveillance de la jeune femme (comme par hasard la plus jolie du lot). Commence alors une longue période de captivité relative pour le fils de Craô, qui saura se faire apprécier de ces dames par toutes les qualités que nous avons vues. Ses relations avec Lahita sont assez finement décrites, dans une évolution où la méfiance fera place à une estime grandissante et ambiguë. C’est en tuant une pieuvre géante que Rahan finira de conquérir le respect de toutes, mais encore une fois, la majorité ne souhaite pas le laisser repartir, et opte pour attendre le retour des hommes avant de statuer définitivement sur son sort.

    Ne voulant pas prendre ce risque, Rahan finit par s’échapper à l’aide d’un radeau fabriqué par les éléments de la cabane qu’on l’avait autorisé à bâtir. L’alerte ayant été donnée, les femmes demandent à Lahita de tirer sur le fugitif. Elle s’exécute, mais la seule flèche qui se fiche sur le radeau porte un empennage blanc, signe d’amitié selon la coutume de cette tribu.

Laissons le mot de la fin au récitatif : « Ce gage d’amitié était le plus beau présent pour le fils des âges farouches. C’est pourquoi il l’admirait encore, quand les feux du soleil levant vinrent rosir les plumes blanches ».

-Aya-la-mère (« La bête qui parle », avril 1974)

    Autre figure féminine, Aya est encore plus complexe et intéressante. Elle est la mère adoptive d’un groupe de garçons, qui lui ont été confiés tout petits par sa tribu, avant que celle-ci ne parte en guerre contre un autre clan...pour ne jamais revenir. Le temps passe, et Aya, qui a développé une solide misanthropie, va donc élever seule ces « petits-d’homme », loin de « ceux qui marchent debout » et de leur folie. Devenue quelque peu acariâtre et aigrie, craignant aussi que ses fils ne la quittent un jour, elle leur fait croire qu’ils sont seuls au monde.

    Aussi les enfants, devenus adolescents, sont-ils stupéfaits de rencontrer Rahan, qu’ils vont appeler « la-bête-qui-parle », et ne le croient pas lorsqu’il leur affirme qu’il y a bel et bien d’autres hommes dans le reste du monde, qui ne se limite pas à leur vallée. Aya-la-mère, paralysée des jambes après avoir été jetée dans un précipice par un méchant gorille, et totalement dépendante de ses enfants pour se déplacer, se montre des plus hostiles au fils de Craô et souhaite le voir partir ou disparaître au plus vite. Elle tente même de le tuer après l’avoir paralysé avec une drogue. Mais lorsque quelques-uns de ses fils sont à leur tour menacés par le même gorille, elle se rend à l’évidence, ranime Cheveux-de-feu et le supplie d’intervenir. Ce qu’il fera, avec succès bien sûr, ce qui achèvera de convaincre Aya et sa petite tribu de rejoindre le reste de l’humanité, escorté par Rahan, qui déclare : « Ceux-qui-marchent debout ne peuvent vivre isolés les uns des autres ! Ils doivent s’entraider, échanger leur savoir ! »

    J’avoue que le misanthrope que je suis moi-même, par moment, a été touché par ce récit. Et le personnage d’Aya, qui apparaît au début comme une sorte de mère abusive et haineuse envers les étrangers, un peu sorcière sur les bords, avant de révéler l’immense amour qu’elle porte à ses fils, est aussi crédible qu’émouvant.

-Maoni (« Le sacrifice de Maoni », mars 1975)

Maoni est la fille d’Haïka, chef du clan des cavernes. Après la mort accidentelle de celui-ci, englouti dans un marécage, la jeune femme a succédé à son père et règne avec sagesse. Mais la malheureuse, elle-même victime des marais et de fourmis féroces, a été atrocement défigurée et doit porter depuis des années une cagoule noire dès qu’elle sort de sa grotte. Selon la coutume, seuls sont autorisés à voir son visage ceux qui peuvent rapporter à Maoni un bouquet de nénuphars roses, que l’on ne peut cueillir qu’au milieu d’un marais infesté de moustiques.

    Personne n’ a réussi l’exploit, mais le fils de âges farouches relève le gant. Et réussit, bien sûr, grâce à la magie du jus de citron ! Il a donc droit à une entrevue privée avec Maoni, et découvre son secret : en fait, les blessures de Maoni se sont guéries d’elle-même, et la jeune femme est fort belle. C’est pour des raisons de prestige, alimenté par le mystère qu’elle suscite, que Maoni a choisi de faire croire à son peuple qu’elle était toujours défigurée et « immontrable ». Comme elle l’explique elle-même à Rahan (dont elle a sauvé la vie en le protégeant de la férocité de Wrâm, un chasseur agressif et jaloux) :

« Si le clan savait que j’ai retrouvé mon visage d’autrefois, je perdrais mon autorité ! Wrâm conduirait les chasseurs sur les mauvais chemins de la guerre ! »

    Rahan jure alors de garder le secret, usant même du mensonge pour maintenir la légende, avant de prendre congé de celle qui « sacrifiait sa beauté et sa jeunesse pour le seul bonheur des siens. » Belle leçon de politique, et vibrant hommage à la capacité de certaines individus à exercer les plus hautes fonctions, quel que soit leur sexe. On peut aussi y voir une critique de la façon dont les hommes peuvent consentir à être dirigés par une femme, obligeant celle-ci à une abnégation que l’on ne demande pas aux mâles. En tout cas, la mystérieuse Maoni restera dans un coin de l’imagination des auteurs, pour être réemployée, sous un autre nom, bien des années plus tard.

La vie amoureuse de Rahan.

    Si Rahan multiplie les rencontres féminines au sens strict du terme, dont beaucoup auraient pu déboucher sur une issue plus tendre, il reste longtemps obsédé par une mission civilisatrice totalement incompatible avec le fait de fonder un foyer dans un cadre relativement sûr et stable. Ce serait, en tout cas, la fin du personnage tel que l’ont conçu ses deux auteurs, et donc aussi la fin d’une carrière pour les trois, à moins d’une reconversion réussie.

    Il faudra donc attendre octobre 1985 (soit seize ans et sept mois après sa création), pour que Lécureux et Chéret, sans doute en panne d’inspiration, osent franchir le pas que de nombreux lecteurs et fans de Rahan attendaient depuis les années 1970. Avec la publication en trois épisodes du « Grand Amour de Rahan » (40 planches), nous allons enfin connaître l’heureuse élue !

    Disons-le tout de suite, l’histoire en elle-même ne laisse pas un souvenir impérissable. Retenons surtout que la jeune femme se nomme Naouna, et qu’elle doit, comme Maoni (mais pour d’autres raisons), porter une cagoule jusqu’à ses vingt printemps, sous peine de mort. « Stupide coutume ! » dit Rahan à l’énoncé de cette pratique barbare (« Hou, Rahan pas tolérant ! » diraient les progressistes de nos jours). La pauvre Naouna se cache loin de sa tribu en compagnie de Zouka, une guéparde apprivoisée, pour échapper aux assiduités d’une sombre brute nommée Togar.

Il s’ensuit diverses péripéties, pour aboutir enfin à la révélation du visage de Naouna, une mignonne brune aux yeux bleus, et la déclaration d’amour du fils de Craô à sa belle, qui l’aime aussi. Youpi ! Marions-les, fermez le ban…

Eh bien non, car la tribu de Naouna va imposer à Rahan diverses épreuves pour obtenir la main de sa belle (classique!), épreuves que Rahan remporte, avec à la clé l’abolition de la stupide coutume de la cagoule. Hourra ! Vive les mariés !

On imagine sans peine la discussion qui eut alors lieu entre les auteurs :

-Dis-donc, Roger, t’as vraiment envie de transformer Rahan en père de famille ?

-Ben non André, en fait. On risque de se faire chier, et je ne te parle pas des lecteurs ! Il va falloir trouver un autre personnage, et j’ai plus trop la flamme créatrice, ces derniers temps.

-Hé, Roger, t’as soixante balais, d’accord, mais t’es en forme, non ?

-Ouais, ouais, mais toi ? Tu te vois dessiner autre chose que Rahan ?

-Heu...j’ai essayé, mais c’était pas très convaincant. Ce foutu blondinet est le seul héros solide que je me sente capable de faire vivre.

-Et le pognon, André, le pognon ! Rahan, ça rapporte encore !

-Bon, allez, c’est dit : on remballe la pétasse et on remet Blondin au turbin ! T’as des idées, quand même ?

-Ouais, ouais, on va trouver. C’est pas à un vieux scénariste qu’on apprend à bricoler des bouts de ficelle...allez, je m’y mets. »

C’est ainsi que Naouna abandonne son amoureux et prend la fuite, parce qu’elle ne veut pas être un fardeau pour lui, et l’empêcher de poursuivre sa noble tâche de missionnaire des âges farouches. C’est un Rahan tout triste qui reprend alors sa route, obsédé par l’image d’une femme qu’il ne pourra jamais oublier. Chapeau, Roger !

Rahan va donc connaître une nouvelle errance de plusieurs année avant, enfin, de retrouver la trace de Naouna, et d’apprendre -ô surprise-, qu’elle était enceinte lorsqu’elle l’a quitté et a eu des jumeaux, deux fils nommés Han-Ra et Toroar : un blond et un brun, devenus très habiles comme leur père et tout aussi pleins de bonnes intentions. Comme de juste, il faudra encore pas mal de péripéties pour que tout ce petit monde soit réuni et que les noces aient enfin lieu. Imaginons à nouveau l’ultime dialogue des auteurs :

-Alors Roger, c’est fini, vraiment ?

-Pfff...pour moi, oui. J’en ai ma claque ! Si tu veux continuer, André, vois ça avec Jean-Louis, ou démerde-toi…mais laisse mon nom quand même sur la couverture, ce serait sympa de ta part.

-D’accord, mon vieux, pas de souci ! Justement, tiens, j’ai une idée : et si on envoyait Rahan chercher Oukaou, la petite sœur adoptive de Naouna ? J’ai été contacté par le paléosite de Saint Cézaire pour une promo, et on pourrait greffer les deux trucs ! Qu’est-ce que t’en penses ?

-Je m’en fous, André, je m’en fous ! Fais ce que tu veux. T’as pensé à Leclerc, comme sponsor ? »


Rahan et les animaux.

    Les amis des animaux peuvent être à la fois enchantés et épouvantés par l’univers rahanesque. Enchantés par la grande diversité de bestiaux de toute taille qui hantent les pages des aventures du fils de Craô ; épouvantés par le nombre non moins important d’animaux chassés, tués et maltraités qui s’accumule au fil des récits. Il est vrai qu’au temps des âges farouches, il faut souvent tuer pour ne pas l’être, manger ou être mangé !

    Les premiers épisodes ne témoignent pas d’une folle tendresse du héros ou de ses auteurs envers le règne animal. En gros, celui-ci se divise en deux catégories : le gibier que l’on chasse par nécessité et sans trop d’états d’âme, et les vilains prédateurs à éliminer sans pitié. Parmi ces derniers, Rahan voue une haine particulière aux goraks, les tigres à dents de sabre. Lorsqu’il apprend, tout jeune encore, de la bouche de son père adoptif, que ce sont des fauves comme ceux-là qui ont tué ses parents, il s’exclame, les larmes aux yeux : « Quand il sera grand, Rahan tuera tous les goraks ! » (« L’enfance de Rahan », février 1974)

    De fait, l’un de ses premiers exploits consiste à s’échapper nuitamment de son village, armé de deux lances, pour aller tuer deux goraks en criant : « Un pour venger mon père ! Un pour venger ma mère! ». Ce en quoi il va se montrer bien plus efficace que ses géniteurs : un gamin de dix ans élimine ainsi deux fauves adultes en deux lancers de javelines, sans encaisser la moindre égratignure, tandis que deux chasseurs expérimentés avaient succombé aux assauts de quatre tigres à dents de sabre.

    Cet épisode connaît d’ailleurs, au fil des caprices des créateurs de Rahan, deux autres versions très différentes, témoignant d’un certaine évolution dans le regard porté sur les animaux, y compris les plus dangereux. Dans la deuxième version (1988), l’escapade nocturne du jeune Cheveux-de-feu n’a plus pour but de tuer du gorak, mais de retrouver la sépulture de ses parents pour leur rendre hommage. C’est là qu’un gorak (et un seul), surgit. Rahan se saisit d’une vieille lance laissée sur place par ses parents et tue la bête en lui plantant la pointe de silex dans la gueule. Troisième version (1989) : nouveau pèlerinage sur la tombe parentale, interrompu cette fois par deux goraks. Mais la baston est empêchée de justesse par une vieille femme, la maîtresse des deux fauves nommés Yuma et Tukan, en fait gentils et dévoués comme des gros chats ! La vieille a en fait bien connu les parents de Rahan, et va lui raconter leur histoire. Si le lecteur un peu sourcilleux se gratte la tête devant autant d’incohérence scénaristique, l’ami des animaux ne peut que se réjouir.

    Au fil des récits, les relations entre le fils de Craô et le règne animal vont aller en s’améliorant. Dans « Le peuple des arbres » (décembre 1970) Rahan se fait l’ami d’un jeune « quatre-mains », ou chimpanzé, après l’avoir sauvé d’un incendie de forêt. Le primate lui causera bien des soucis par sa maladresse, mais saura rattraper le coup en sauvant à son tour Rahan, avec l’aide de ses congénères. Le fils de Craô gardera ainsi une bonne image des singes anthropoïdes, « si proches de ceux-qui-marchent-debout », à l’exception toutefois des gorilles. Ceux-ci sont en effet montrés comme des brutes agressives, passant leur temps à vouloir broyer des humains entre leurs bras ou à leur jeter des blocs de pierre, quant ils ne servent pas de d’exécuteurs des basses œuvres à des gens mal intentionnés. Un seul d’entre eux finira par collaborer utilement avec Rahan, après que ce dernier l’ait rudement maté (« La pierre aux étoiles » (septembre 1976).

    Autres créatures fréquemment présentes en ces âges farouches, les mammouths sortent peu à peu de leur rôle de réserve de viande ambulante, notamment à partir des « Esprits de la nuit » (février 1975). Rahan y soigne un jeune pachyderme blessé, qui le lui rendra bien quelques pages plus tard en chargeant les membres d’une tribu féroce, faisant diversion et se sacrifiant pour notre héros. Beaucoup plus tard, on verra même des mammouths apprivoisés, dont l’un servira de monture au fils de Craô (« Rahan et le chasseur-loup », juin 1987).

    En fait d’animaux apprivoisés, voire domestiqués, que ce soit par Rahan lui-même (qui réussit à dompter un cheval sauvage dans « Les quatre-jambes » -août 1975) ou d’autres, la saga du fils des âges farouches en contient pléthore : félins de toute catégorie, aigles, zèbres, singes, ptérodactyles et dinosaures. On voit même des troupeaux entiers d’espèces différentes, carnivores et herbivores, obéir sans broncher à quelques humains qui entendent les protéger de la cruauté des chasseurs, tels des éco-guerriers préhistoriques (cf Les bêtes folles, 2003). On franchit ici joyeusement les frontières du vraisemblable, suivant l’évolution des mentalités occidentales, notamment d’un jeune public plus sensible à la cause animale au point de sombrer dans la niaiserie.

    Le chien -ou son ancêtre loup- est curieusement très peu présent dans ce bestiaire, alors que la plupart des spécialistes estiment qu’il fut sans doute le premier animal domestiqué par nos ancêtres, après une phase plus ou moins longue d’apprivoisement. Dans le tout premier épisode de la série, Rahan évoque « Taa-le-chien, qui revenait à l’appel de son nom ». Mais ce Taa n’apparaît à aucun moment par la suite dans les récits de jeunesse du fils de Craô. Les seuls canidés que l’on évoque, beaucoup plus tard, sont les loups (cf « Les chiens-qui-tuent », novembre 1979), ou Rahan lui-même, réduit en servitude et traité comme un chien, au sens propre, par un chef de clan détestable (« L’Homme-chien », juin-juillet 1984). Tant pis pour le meilleur ami de l’homme !


Conclusion

    Rahan est donc une sorte de Tarzan préhistorique, mais un Tarzan civilisateur et fraternel, dont les meilleures aventures peuvent encore susciter l’intérêt de nos jours. Une sorte de précepteur aussi, pour ceux qui l’ont, comme moi, connu enfant. Un grand frère protecteur et bienveillant, que l’on se félicite d’avoir rencontré et fréquenté à un certain âge, mais qui finit par susciter l’agacement lorsque l’on gagne soi-même en expérience, et dont on supporte de moins en moins le prêchi-prêcha.

Repose donc en paix, Cheveux-de-Feu, car tu vivras éternellement dans le coeur de nombreux membres de la grande horde de « Ceux-qui-marchent-debout » !


Jouons un peu avec Rahan (1 point par question)


1) Rahan affronte d’étonnantes créatures, mais faut pas pousser. Laquelle, parmi les suivantes, ne figure pas dans ses aventures ?


a) Une tortue géante

b) Un iguane géant

c) Une araignée géante

d) Un gorille géant


2) Pour échapper à des clans hostiles, il est arrivé à Rahan de se réfugier dans des endroits peu ordinaires. Cherchez l’intrus :


a) un arbre creux

b) une tête de mort géante sculptée dans la pierre

c) une fosse d’aisance

d) un crâne de tyrannosaure

e) un crâne de mammouth


3) Pour se débarrasser d’un tyrannosaure, Rahan…


a) ...se hisse sur sa tête et lui crève les yeux avec son coutelas. La bête aveuglée tombe ensuite dans un ravin et se casse les pattes. Y a plus qu’à l’achever.

b) ...lui plante une lance en fer sur la tête au moment où un orage gronde. Et crac, un éclair là-dessus et l’affaire est pliée !

c) ...lui sert du mammouth empoisonné

d) ...devient son ami et le convertit au véganisme


4) Face à une menace, Rahan pousse souvent des cris pour se donner du courage. Cherchez l’intrus :


a) « Ra-haaa ! Rahan ne te craint pas ! »

b) « Arrière, [nom de la menace], Rahan ne te craint pas ! »

c) « Barre-toi, saloperie, sinon je te bute ! »


5) Le gorak est le nom rahanesque du tigre à dents de sabre. Mais quel est son nom scientifique ?


a) le smilodon

b) le machaera-dentatus tigris

c) le ferox feline


6) Dans « les esprits de la nuit », qui sont en fait les «  esprits » ?


a) le vent qui souffle dans les arbres, la nuit. Ces hommes préhistoriques étaient vraiment très impressionnables !

b) des gars plutôt sympas, qui s’enduisent de poudre phosphorescente pour faire peur aux cons, la nuit. C’est rigolo !

c) un groupe de vieillards très instruits qui se réunissent la nuit pour causer. C’est plus tranquille !


7) Dans « l’île des morts-vivants », qui sont les morts-vivants ?


a) Des gens qu’on croyait morts, mais que le méchant sorcier de service a en fait paralysés pour les réanimer et en faire ses esclaves.

b) Des types contaminés par une maladie, qui les pousse à mordre les autres. Et c’est contagieux !

c) Des gorilles peints en squelette, qui travaillent pour des cannibales


8) Ce terme, inventé pour désigner des chauves-souris, est devenu le nom d’un groupe de rock fondé en 1983. Lequel ?

a) « les wampas »

b) « les rats-volants»

c) « les souris-déglinguées»


9) Le terme de « deux-dents » a été d’abord employé pour désigner deux animaux différents, avant de se fixer sur un seul. Qui sont-ils ?

a) le mammouth et le sanglier

b) le mammouth et le castor

c) le mammouth et le rhinocéros


10) Bien qu’ami de celles-qui-marchent-debout, il est arrivé à Rahan de se comporter rudement à leur égard. Il a ainsi...

a) ...dit, agacé, à une vieille bavarde : « Tais-toi, femme, laisse Rahan parler ! »

b) ...giflé une jeune fille insolente en lui disant : « Je ne te permets pas de manquer de respect à tes parents ! »

c)...arraché sa robe en peau de bête à une jolie blonde pour fabriquer une voile, sans même lui demander son avis.


Solutions :

1-d, 2-c, 3-b, 4-c, 5-a, 6-b, 7-c, 8-a, 9-a, 10-c


Sources :

Outre mes souvenirs de jeunesse, la rédaction de cet article a reposé essentiellement sur deux sources :

1) L’intégrale des aventures de Rahan, publiée par les éditions Soleil, en 26 tomes, à partir de 2001. L’ensemble a connu une réédition par la suite, ce qui a joué un bien mauvais tour à ceux qui, comme moi, s’étaient arrêtés d’acheter les volumes en cours de route pour reprendre plus tard la collection. En effet, la tranche de chaque album était conçue pour former un seul et même grand dessin une fois les ouvrages alignés dans l’ordre sur une étagère. Or, ledit dessin a changé d’une édition à l’autre ! Je me trouve donc avec une collection légèrement dépareillée à partir du tome 22.

Ceci dit, cette intégrale constitue une mine indispensable, avec, dans les premiers tomes -et quelques-uns des derniers de la réédition- des articles intéressants sur les auteurs et leurs références, une bibliographie, des dessins publiés hors collection, etc...On peut toutefois lui reprocher un choix discutable dans l’ordre des histoires, qui ne respecte pas celui de leur parution d’origine. Le lecteur peut-être trop exigeant que je suis aurait également apprécié de retrouver les planches de raccord entre les récits, qui n’étaient pas sans intérêt dans mon souvenir, et surtout de pouvoir disposer d’une table des matières pour l’ensemble de la collection, ce qui n’aurait pas été du luxe !

2) C’est pourquoi je me suis également appuyé sur le travail colossal publié sur le site http://khris.arrow.free, où toutes (ou presque toutes) les aventures de Rahan sont répertoriées dans un tableau chronologique (par date de parution), avec les personnages principaux et les trouvailles du fils Craô. Merci à l’auteur !