Mis à jour le 31 décembre 2015
Introduction :
Introduction :
Une
BD du soleil.
Mon premier
souvenir d’Alix remonte à une journée ensoleillée, sur l’île de la Réunion. Je
devais avoir cinq ou six ans, et nous étions invités chez des amis de mes
parents dont les enfants, plus âgés que moi, possédaient quelques albums
d’Alix. J’en étais à mes premiers pas de lecteur de BD –et de lecteur tout
court- avec une expérience encore limitée à quelques héros (Tintin, Tif et
Tondu, Ric Hochet…), et Alix vint tout naturellement prendre sa place dans ce
panthéon encore limité. L’album qui frappa alors mon imaginaire reste encore
aujourd’hui mon préféré : Le Dernier
Spartiate. Je n’avais pas tout compris de l’intrigue à l’époque, mais elle
m’avait paru fort prenante. Les dessins maîtrisés, le souffle épique, la
lumière du ciel grec…tous les éléments étaient réunis pour me captiver.
Depuis cette époque, les aventures
d’Alix sont toujours associées pour moi à cette ambiance mêlant le soleil,
l’ombre reposante de la sieste d’après-midi, celle plus menaçante de la nuit,
la chaleur et les orages. Le climat méditerranéen se joignait à celui des
tropiques pour bercer mon imaginaire et mes sensations. Quelques années plus
tard, cela ne fit que se renforcer lors d’un séjour de près d’une année
scolaire en Martinique. Je n’avais pu emmener que deux ou trois collections
complètes de BD, dont celle des Alix,
qui ne comptait à l’époque que treize albums, et s’arrêtait au Spectre de Carthage. Je crois avoir relu
au moins cinq ou six fois cette collection entre septembre et juin, en
alternance avec celle des Astérix (curieuse
coïncidence, ou goût plus que prononcé pour l’Histoire dont j’ai fini par faire
mon métier), au point de connaître par cœur cette demi-douzaine d’albums, les
premiers et de loin les meilleurs. Je faisais toujours en sorte d’associer Le Dernier Spartiate, mon préféré, au
samedi, meilleur jour de la semaine pour l’écolier que j’étais.
Bref, vous aurez compris que j’ai
noué très tôt avec Alix une relation
passionnelle, qui ne rime pas avec « inconditionnelle ». Car Alix m’a apporté autant de plaisir que
de déception, m’amenant souvent à regretter – à tort ?- que la série ne
soit pas morte plus tôt, dans les derniers feux de sa splendeur, plutôt que de
connaître une interminable agonie.
Jacques
Martin, créateur d’univers.
Monument de la BD franco-belge, Alix l’est assurément, ne serait-ce que
par sa longévité. Créé en 1948 par Jacques Martin (rien à voir avec le célèbre
présentateur des grandes années de la télé publique française), le jeune
Gaulois devenu citoyen romain a vu ses aventures paraître dans le journal Tintin (jusqu’en 1985), et en albums à
partir de 1956, d’abord aux éditions du Lombard, puis chez Casterman, avec un
court passage chez Dargaud (pour Les
Barbares, 1998).
« Produit
dérivé », le mot n’est pas trop fort si l’on considère l’étendue de
l’œuvre de Jacques Martin. Ce dessinateur et scénariste français, né à
Strasbourg en 1921, et mort à Orbe (Suisse) en 2010, a publié ses premiers
dessins à partir de 1945. Par sa collaboration avec Hergé, au sein du journal
de Tintin qu’il rejoint peu après sa création en 1948, il devient l’un des
chefs de file de « l’école de Bruxelles », la fameuse
« ligne claire » bien connue des Bédéistes. Ses héros
« fondateurs » sont Alix (1948) et Guy Lefranc (1952), le second
étant en quelque sorte le clone contemporain (et un peu plus âgé) du premier.
Aux exploits du jeune patricien gallo-romain répondent les aventures du
reporter justicier des Trente Glorieuses. En collaboration avec d’autres
auteurs, Jacques Martin lance d’autres héros à partir des années 1980, à ranger
dans la catégorie des aventures « historiques » que nous citons
ci-après dans l’ordre chronologique des époques traitées : l’Egyptien
Keos, le Grec Orion, le héros médiéval Jhen, Loïs (XVIIe siècle), Arno (époque
napoléonienne)…
A ces aventures
diverses il faut ajouter des ouvrages plus rigoureusement historiques, portant
sur divers thèmes illustrés, notamment les Voyages
d’Alix (Egypte, Grèce, Rome, Carthage, la Marine et le Costume antiques,
etc…) le costume napoléonien, ou l’Histoire de l’aviation
« présentée » par Guy Lefranc. Précisons que Jacques Martin, dans sa
jeunesse, ayant échoué au concours d’entrée des Beaux-Arts, avait fait des
études à l’Ecole catholique d’Arts et Métiers d’Erquelinnes en Belgique, et
avait travaillé pour Messerschmitt en Allemagne dans le cadre du STO. Il était
donc au moins aussi doué, sinon plus, dans l’élaboration des décors et dans le
dessin technique, que dans celui des personnages. C’était exactement le
contraire d’Hergé, qui utilisa son savoir-faire à maintes reprises (tout comme
celui d’Edgar Pierre Jacobs et de Roger Leloup) pour peaufiner ses albums de Tintin.
A partir de
1991, une cécité progressive oblige Jacques Martin à passer le relais à
d’autres dessinateurs. Pour Alix, citons :
-Rafael Morales
et Marc Henniquiau, de 1996 à 2005 : quatre albums, de Ô Alexandrie à Roma, Roma…
-Cédric Hervan
et Christophe Simon (de 2006 à 2009) : C’était
à Khorsabad, L’Ibère, le démon du Pharos.
-Ferry
(2009) : La Cité engloutie.
Après la mort de
Martin, de nouveaux auteurs, s’inspirant plus ou moins des synopsis laissé par
le créateur d’Alix, prennent la relève. Ils sont pléthoriques (le record étant
atteint avec L’Ombre de Sarapis : pas
moins de trois scénaristes, plus le dessinateur !), et nous ne retiendrons
ici que quelques « pointures », tels Marco Venanzi ou François
Corteggiani.
Hélas, ce
travail en équipe, aussi bien intentionné soit-il, n’a pas donné les résultats
escomptés (nous y reviendrons plus loin).
Au final,
l’œuvre de Jacques Martin et de ses collaborateurs-successeurs est
immense : 120 albums des différents héros, vendus à plus de 20 millions
d’exemplaires et traduits en 15 langues, dont le latin pour Alix, véritable « tête de
gondole » ayant également fait l’objet de romans, de dessins animés, de
thèses universitaires et de quelques blogs de fans.
Signalons notamment le "hors-série" que lui a consacré le magazine L'Histoire en janvier 2018, à l'occasion du 70e anniversaire de la naissance de notre héros, vedette du salon de la BD d'Angoulême cette même année. Le lecteur passionné y trouvera de précieuses analyses historiques et sociologiques.
Signalons notamment le "hors-série" que lui a consacré le magazine L'Histoire en janvier 2018, à l'occasion du 70e anniversaire de la naissance de notre héros, vedette du salon de la BD d'Angoulême cette même année. Le lecteur passionné y trouvera de précieuses analyses historiques et sociologiques.
Mais qui est
vraiment Alix ?
Un héros au profil
incertain.
Le
mystère des origines, ou l’art de tout embrouiller.
Dans le 1er
album de la série, Alix l’intrépide, le
jeune héros apparaît à la 5e vignette de la 1ere planche. C’est un
« jeune esclave », vêtu d’un pagne bleu, âgé tout au plus d’une
quinzaine d’années si l’on en juge par sa taille et son visage encore enfantin.
Nous sommes, comme le précise l’introduction, en 53 avant JC, au temps du
« triumvirat » César-Pompée-Crassus. Le 1er des trois
consuls fait campagne en Gaule, le second domine Rome, tandis que le 3e,
connu pour sa cupidité, fait campagne en Orient contre les Parthes. C’est une
aile de l’armée de Crassus, commandée par le non moins cupide Marsalla, qui va
découvrir Alix à l’occasion de la prise de Khorsabad par les Romains.
En 1948, la
riche documentation qui a fait la réputation de Jacques Martin est encore assez
lacunaire, et cet épisode témoigne d’un évident manque de rigueur historique
(il y en aura, hélas, bien d’autres, souvent moins excusables). En effet,
Khorsabad, anciennement Dur-Sharrukin, dans l’actuel Irak, fut fondée au VIIIe
siècle av JC par le roi assyrien Sargon II, et abandonnée quelques années plus
tard avant même d’être achevée. Autrement dit, la cité de
« Khorsabad » devait être un tas de ruines vieilles de sept siècles à
l’époque de l’invasion romaine. Pas de siège, ni de défenseurs massacrés, ni
d’esclave caché dans le palais de Sargon censé receler de fabuleux trésors.
Mais passons sur
ce début cafouilleux, et revenons à notre héros. Celui-ci semble littéralement
tombé de la lune, ignorant tout de ses origines, et la vue des conquérants
romains lui arrache cette réflexion : « Sont-ils de mon pays ?
Comment le savoir ? ».
Bonne question,
à laquelle répond le vieux gouverneur de Rhodes Honorus Galla Graccus, père
adoptif d’Alix, 32 planches plus loin. Sur son lit de mort, il révèle enfin à
Alix le secret de ses origines : le jeune homme est le fils d’un chef
gaulois rebelle nommé Astorix (Goscinny s’est-il inspiré de ce nom pour créer
11 ans plus tard son fameux petit Gaulois teigneux ?), vendu comme esclave
à des marchands égyptiens après une capture ignominieuse. La mère d’Alix étant
morte de chagrin peu après, l’enfant est vendu à son tour à des Phéniciens.
Comment Alix s’est-il ensuite retrouvé à Khorsabad ? Mystère. Comment un
jeune esclave comme lui se montre-t-il aussi à l’aise en équitation aussitôt
monté sur un cheval donné par les Parthes (p.7), et surtout aussi doué en
escrime lors de son premier duel face à l’ignoble Marcus (p. 13) ?
Mystère, toujours.
Les albums qui
suivent ne reviennent pas là-dessus, jusqu’au 10e opus (Iorix le Grand). Dans cet album, où il
est question des mercenaires gaulois au service des Romains rescapés de la
terrible défaite de Carrahae, qui vit la défaite de Crassus, Alix lui-même nous
fait cette révélation stupéfiante : « Je savais cela. J’y
étais ! » (p.4) Puis il précise que son père a dû faire partie de
cette légion, et que c’est du côté de Carrahae, en Syrie, que le jeune homme a
été séparé de ses parents. Voilà qui ne colle guère avec le récit d’Honorus
Galla…Mais cela ne s’arrange pas avec la dernière mise à jour des origines
d’Alix. Dans C’était à Khorsabad
(n°25), Alix se « souvient très bien » (p.3) avoir accompagné l’armée
de Crassus jusqu’à sa défaite, « avec des survivants de sa famille »,
dont sa sœur Alexia – première nouvelle ! (p.4) puis s’être enfui
jusqu’aux ruines de Khorsabad en compagnie d’un certain Claudius (qui disparaît
peu après), et c’est dans cette même ville qu’il tombe ensuite sur Marsalla.
Youpi, tout s’éclaire !
Ben non, tout
s’embrouille au contraire…Même si l’on passe sur l’incohérence majeure liée à
l’état de la ville au moment des faits narrés dans le 1er album, le
parcours d’Alix devient encore plus confus. D’autant plus que dans Alix l’intrépide, ledit Marsalla et Alix
lui-même apprennent la défaite de Crassus après
la prise de Khorsabad !
Bref, on la fâcheuse
impression que Jacques Martin et ses assistants se sont totalement emmêlés les
pinceaux. Il est des mystères qu’il vaut mieux ne pas chercher à résoudre.
Un
héros atemporel.
Nous l’avons vu
précédemment, Alix doit avoir une quinzaine d’années au début de ses aventures.
Mais à quelle époque précisément se déroulent-elles ? Dans certains
articles peu fouillés, il est dit que la série des Alix évolue dans un cadre temporel bien précis, et que l’on peut
tout juste reprocher à Martin certains anachronismes dans les 13 premiers
albums (tenues des légionnaires et monuments de Rome datant du 1er
ou du 2e siècle après JC, et non du 1er avant). C’est
vite dit, et un lecteur attentif un tant soit peu féru d’Histoire est vite
déconcerté par la trame chronologique des albums. Dans le 1er, nous
sommes en 53 av JC…OK. Dans le 2e (le Sphinx d’or), Alix se trouve mêlé à la dernière grande campagne
de César en Gaule et à la bataille d’Alésia, soit 52 av JC. Jusqu’ici tout va
bien, même si Jacques Martin commet l’erreur de situer cette bataille en plein
hiver, alors qu’elle eut lieu à la fin de l’été ou en automne. Mais ne soyons
pas maniaque, car le pire est à venir.
Du 3e
au 5e album, très riches en péripéties qui emmènent notre héros aux
quatre coins du monde connu des Romains, et même bien au-delà (cf L’Ile Maudite, ou la Griffe noire), nous restons dans le flou, en supposant quand
même que quelques années ont dû passer. Mais Alix et ses amis ont certainement
traversé une stase temporelle, car dans les
Légions perdues (n°6), César est encore en Gaule, dont il achève la
conquête (soit au plus tard en -51).
La fameuse
guerre civile César Pompée est évoquée dans le n°8 (Le tombeau étrusque), qui semble se dérouler dans la phase
d’anarchie précédant l’affrontement militaire entre les deux consuls, soit
entre -52 et -49. Mais le Grand Jules met un temps fou à franchir le Rubicon,
ce qu’il fait dans le 32e album (la
Dernière conquête, p.12) Entretemps, 24 albums ont été réalisés, promenant
Alix un peu partout dans l’espace (jusqu’en Chine !), et surtout dans le
temps, puisqu’il va même assister à la dernière bataille de César contre les
fils de Pompée à Munda, en Hispanie, en -45 (L’Ibère, n°26). J’en passe et des meilleures, mais Jacques Martin
& Cie sont visiblement fâchés avec la chronologie ! On pourrait
pardonner ces zigzags temporels si, comme dans d’autres BD historiques telles
que Victor Sackville, Vasco, ou les derniers Blake et Mortimer par exemple, tous les
épisodes relatés pouvaient être replacés dans un ordre cohérent différent de la
numérotation des albums. En clair, les auteurs ne restent pas prisonniers d’une
chronologie trop étroite pour inventer leurs histoires, mais font en sorte que
les aventures de leurs personnages respectent un minimum de vraisemblance
spatio-temporelle. Ce n’est pas le cas avec Alix,
où règne une négligence coupable. La pire des énormités se trouvant dans la Cité engloutie (n°28), où l’on voit
Alix et son ami Enak participer à la campagne de Labiénus contre les Vénètes.
-Enormité spatiale :
la bataille navale ayant opposé les Romains aux Vénètes a eu lieu dans le Golfe
du Morbihan…la BD la situe à la pointe occidentale de la Bretagne.
-Enormité
chronologique surtout : cette campagne se déroula en -56…Alix n’était pas
en Gaule à cette époque, et encore moins Enak, que le jeune Gaulois ne
rencontre que dans le n°2, après Alésia !
Bref, du grand
n’importe quoi, et cela ne s'arrange pas avec Britannia (n°33) : Alix et Enak participent cette fois à la deuxième campagne de César en Grande-Bretagne, en -55. Une campagne dont les péripéties s'éloignent sensiblement du récit de La Guerre des Gaules.
Un
physique presque inchangé.
Comme la plupart
des héros de BD, Alix ne vieillit pas, ou très peu (Je laisse de côté pour
l’instant Alix Senator, sur lequel
nous reviendrons). Quinze ans environ dans le n°1, il en paraît 18 ou 20 dans
le n°32…mais nous venons de voir qu’Alix se joue du temps comme de
l’espace ! Le jeune gallo-romain est de taille relativement petite,
souvent plus menu que les « hommes faits » qu’il croise dans ses
aventures. Seul son compagnon Enak, et d’autres jeunes gens, sont moins grands
que lui. C’est un blond athlétique aux muscles fins et aux yeux noirs, une
couleur qui le distingue de son « double maléfique », l’infâme
Sulcius qui cherche à le compromettre dans Roma,
Roma (n°24). Mais encore faut-il, là encore, que les auteurs accordent
leurs violons. Ainsi dans la Conjuration
de Baal (n°30), Christophe Simon lui colle-t-il des yeux bleus (p.30, 7e
vignette à partir du haut).
D’un point de
vue vestimentaire, Alix n’a pas trop à se fatiguer pour choisir sa tenue. A
partir du n°2, il opte pour une tunique rouge, ornée d’un fin liseré blanc dès
l’album suivant. Ainsi sera-t-il vêtu pendant tout le reste de la série,
lorsqu’il n’est pas en pagne, en tenue de combat ou tout nu (ce qui n’arrivera
qu’assez tardivement- cf Roma, Roma, p.
8).
Un
héros plein de principes, mais guère porté sur la rigolade.
Inoxydable
adolescent, Alix est doté d’une conscience vigoureuse qui l’incite à prendre
tous les risques. Au service de César (dès le n°2), et de toutes les bonnes
causes qui lui passent sous le nez, quitte à se rebiffer contre César lui-même
lorsque celui-ci se montre injuste ou cruel (notamment dans Vercingétorix, lorsqu’il aide le célèbre
chef gaulois à s’évader pour retrouver sa petite famille.) Car Alix est avant
tout un grand sentimental, qui aime les enfants et les animaux, autant que la
beauté des paysages et des monuments. Evidemment incorruptible, même si l’on
peut objecter que sa condition de riche patricien le met à l’abri de certaines
tentations vulgaires. Il habite en effet une grande « domus » en
plein centre de Rome, avec quelques serviteurs. Alix est également imperméable
à la gloriole ou aux propositions politiques (du moins avant Alix Senator). De fait, c’est avant tout
pour ses amis qu’il est prêt à braver tous les périls, à commencer par son
compagnon Enak.
Mais ce n’est
pas un rigolo. Le monde d’Alix est un univers rude, plein de trahison et de brutalité,
qui ne laisse guère de place à l’humour, sauf chez les méchants. C’est en effet
assez frappant dans cette série : les « gentils » ne rient
quasiment jamais, seuls les « méchants » ou les médiocres
s’esclaffent, qu’il s’agisse du rire sardonique d’un génie du mal comme
Arbacès, du rire méprisant d’un Porfirius –organisateur de combats de
gladiateurs (dans Les légions perdues, p.8),
ou du rire bêtement cruel et moutonnier de la foule, se réjouissant du malheur
des autres (Le dieu sauvage, p. 22).
Pas de gag non
plus, et un sérieux terrible qui agaçait quelque peu Hergé :
« Votre
César, dit-il à Jacques Martin, il ne se prend jamais les pieds dans le
tapis ?
-Si. Mais pas
dans mes histoires. » (cf Pierre Assouline, Hergé, Plon, 1996, p.259)
Ceci dit, il
n’est pas si évident d’opposer tant que cela Tintin à Alix. On ne peut que
remarquer leur similitude psychologique, voire physique (d’éternels
adolescents, juvéniles d’apparence et boy-scouts dans l’âme, toujours prêts à
l’aventure). Quand on y regarde de plus près, Tintin non plus n’est pas un
rigolo. Ce sont ses compagnons d’aventure (Milou, Haddock, les Dupondt,
Tournesol, la Castafiore), qui accumulent les bourdes et les effets comiques.
Quant aux méchants de service, ils ne sont pas à l’abri du ridicule
(Rastapopoulos, Allan, etc…)
Chez Alix
toutefois, tout est terriblement sérieux. Il y a des morts, des drames, et cela
finit souvent mal pour un certain nombre de personnages, avec une tendance de
plus en plus sombre au fil des albums. Peu ou pas de sous-fifres pour détendre
l’atmosphère, à deux exceptions notables : Apollon, le Phénicien rebelle
de l’Ile maudite, et son presque
clone romain Galva (qui apparaît sous ce nom dans Les Légions perdues). Deux barbus aux cheveux noirs, bourrus mais
sympas, colériques et bons vivants. Des capitaines Haddock antiques en quelque
sorte. Mais pas de quoi se fendre la pêche plus que de raison. D’ailleurs,
Galva lui-même connaît une fin tragique dans le testament de César (n°29). Alors, pourquoi un tel sérieux ?
Il faut
certainement en chercher la raison dans la jeunesse malheureuse de Jacques
Martin, orphelin de père, et plus ou moins abandonné par sa mère, ayant passé
nombre d’années dans divers pensionnats à une époque où l’on n’avait guère
l’occasion de s’y amuser (et lieux supposés de bien des expériences troubles).
Une enfance qui explique sans doute les orientations sexuelles d’Alix et le
sadomasochisme qui imprègne ses aventures. (voir plus loin : un monde sado-maso)
Un héros gay ?
« Alix ?
Mais il est pédé comme un phoque ! » C’est à ce genre de réflexions
subtiles que j’avais droit de la part de certaines de mes connaissances lorsque
je leur révélais mon intérêt pour cette série, dans les années 1980. Pour un
adolescent hétéro, c’était presque une honte d’apprécier ce type en tunique et
sandalettes, visiblement amouraché d’un jeune égyptien et repoussant toutes les
avances féminines. Rappelons néanmoins que la sexualité, pour des raisons de
censure morale, était quasiment absente des œuvre destinées à la jeunesse, et
ce jusqu’aux années 1970. Les femmes et les jeunes filles sont réduites dans
les Bd de l’époque à des rôles très secondaires ou largement asexués, les
auteurs évitant le plus possible des allusions trop explicites à une quelconque
sensualité.
Jacques Martin,
en apparence, ne fait donc que suivre le mouvement, tout comme Hergé, qui eut
droit, lui aussi à maintes interprétations psychanalytico-sexuelles de sa
création, toutes plus tordues les unes que les autres : Tintin n’est-il pas le
mignon d’Haddock ? Et la Castafiore, n’est-elle pas un travesti ?
etc…
Dans le cas
d’Alix, la période antique favorise, dans le monde gréco-romain, cette
ségrégation sexuelle. L’ « amour viril », chez les Grecs ou chez
les Romains hellénisés (cf l’empereur Hadrien) est une réalité plus ou moins
normale.
Il faut attendre
toutefois les albums de la « maturité » et une certaine
« libération sexuelle » dans
les années 1970, pour voir quelques scènes un tant soit peu osées : La
pauvre Ariela dénudée en public par Iorix (Iorix
le grand, 1972), des scènes d’orgie (Le
fils de Spartacus, 1975)…Mais Martin ne s’engouffrera jamais dans la brèche
ouverte par les albums de « BD adulte », avec scènes de cul à gogo et
images racoleuses. La sexualité, hétéro ou homo, n’est chez lui que suggérée.
C’est dans Le Dernier Spartiate que l’on peut
deviner assez aisément les préférences du héros, qui repousse obstinément les
avances à peine voilées de la reine Adréa et ne jure que par la liberté d’Enak,
prisonnier de celle-ci. Dans le Prince du
Nil, tout tourne à nouveau autour du jeune Egyptien que le pharaon Ramès
Menkhara cherche à lui ravir. Il n’est ici question que d’affection filiale,
d’adoption et d’intérêt dynastique, mais on peut l’interpréter bien autrement.
A la fin du récit, lorsque les deux amis se retrouvent enfin et se répandent en
grandes déclarations affectueuses, la princesse Saïs, qui a tant fait pour
Alix, est totalement oubliée par celui-ci. L’homosexualité à tendance
pédérastique est encore plus flagrante dans le
fils de Spartacus, avec le personnage du préfet Livion Spura. Celui-ci se
fait taquiner sous l’eau par de jeunes enfants (« ses petits
dauphins », allusion aux mœurs dissolues de l’empereur Tibère), avant de
jeter son dévolu sur le jeune Spartaculus qu’il tente d’arracher à son indigne
mère.
Enfin, on ne
saurait ignorer le duo Lefranc-Jeanjean, dans la série parallèle à Alix, qui en reproduit le même schéma de
couple : un jeune homme blond et vertueux prend sous son aile un petit
orphelin brun. C’est d’ailleurs dans la même série des Lefranc que l’on découvre pourquoi l’ennemi du héros, Axel Borg,
est devenu si méchant : c’est parce que sa maman se moquait de lui et avait
fait semblant de l’abandonner ! (voir L’Apocalypse)
En mal de père,
maltraité par sa mère, Jacques Martin a exorcisé dans ses œuvres une bonne
partie de ses trauma d’enfance. Pas besoin d’avoir fait dix ans de psychanalyse
pour comprendre qu’il avait des comptes à régler avec la gent féminine, une
gent qu’il avait d’ailleurs beaucoup de mal à dessiner correctement (voir plus loin
la rubrique Les femmes dans Alix)…Ce
qui ne l’a pas empêché de se marier.
Alors, Alix,
héros gay ? Pas totalement. Il succombe ainsi à la belle et capricieuse
Cléopâtre dans Ô Alexandrie (n°20),
avant de prendre carrément l’initiative avec Lidia Octavia, sœur d’Octave,
qu’il avait déjà rencontrée en tout bien tout honneur dans Le Tombeau étrusque.
« Lidia !
Viens près de moi je t’en prie : la fraîcheur et le baiser que je vais te
donner t’enlèveront toutes tes hésitations…Viens ! » (Roma, Roma p.26) Et plouf dans le
bassin ! Mais fort heureusement pour la morale, l’intervention d’Octave
vient interrompre ce virage de cuti des plus incongrus.
Les autres
aventures d’Alix, après la mort de Martin, laissent de plus en plus de place
aux pulsions hétérosexuelles du héros, dont on découvrira bien plus tard qu’il
finira par avoir un fils nommé Titus (cf Alix
Senator). Bref, un héros bisexuel, tout simplement, et qui a l’étoffe d’un
vrai tombeur, puisque presque toutes les filles qu’il croise (à partir du Dernier Spartiate) sont fascinées par
« ce garçon aux cheveux d’or » et aux boucles de pâtre grec.
Des
aventures très inégales.
Comme les grands
empires ou les grandes civilisations, les aventures d’Alix peuvent être
divisées en trois phases : les temps héroïques, l’apogée, et enfin la
décadence…
Les
Temps héroïques : d’Alix l’intrépide aux Légions perdues (n°1 à 6, 1948-1963)
Ces six premiers albums sont par
bien des aspects une réussite complète, selon les normes de la BD de l’âge
d’or. Un scénario bien charpenté, des méchants bien campés aux plans
diaboliques (Arbacès dans les quatre 1er albums, le Mage Rafa dans
le 5e, Garofula dans le 6e), et un souffle épique que l’on ne
retrouvera plus autant par la suite. Le format des albums de l’époque (64
pages) permet de développer de longues histoires pleines de rebondissements, de
bruit et de fureur.
Le 1er
album souffre un peu d’un graphisme trop figé et d’un déroulement assez
linéaire, qui semble prétexte à replacer toutes les figures obligées du
péplum : duels, combat naval, course de chars, affrontements de
gladiateurs et lâcher de lions. En fait, Martin s’est inspiré directement de Ben Hur, roman de Lew Wallace datant de
1880, ayant fait l’objet de deux adaptations cinématographiques en 1907 et 1925
(la BD étant parue 11 ans avant la version cinéma de 1959, la plus fameuse,
avec Charlton Heston). La parenté est évidente dès le début d’Alix l’intrépide, lorsque le héros fait
tomber par inadvertance un morceau de pierre sur le général Marsalla : une
péripétie presque identique à celle de Ben
Hur, dont le méchant Masala est le quasi-homonyme de l’autre. On ne
s’ennuie pas une seconde dans ce parcours initiatique du jeune Alix, objet des
manœuvres de l’ignoble Arbacès, protégé par le brave Toraya, le « dernier
des Haïkanes », qui mourra en héros.
Si le jeune Alix
est assez passif dans ce 1er opus, il se transforme en super-agent
de César et champion du monde romain dans les épisodes suivants :
-il déjoue les
plans du Sphinx d’or, qui a récupéré
des Chinois la recette de la poudre explosive (n°2).
-il affronte
Sardon, l’Homme noir, maître d’une île maudite qui n’est pas sans évoquer
l’Atlantide (n°3).
-il rend son
trône au jeune roi Oribal, dans un royaume moyen-oriental qui ressemble à
l’antique Assyrie (n°4).
-il va jusqu’en
Afrique noire chercher du contrepoison, pour sauver les victimes de la secte
des vengeurs d’Icara (n°5).
-avec une
poignée de compagnons, il va dérober l’épée de Brennus au traître Garofula, qui
s’apprêtait à la donner à un chef germain pour mettre la Gaule à feu et à sang
(n°6).
Il y a largement
de quoi tirer de grands films de ces « superproductions » en BD,
riches en grandes batailles (Le Sphinx
d’or, La Tiare d’Oribal), en fins cataclysmiques (L’Ile Maudite, La Tiare d’Oribal),
en courses poursuites et combats héroïques (la
Griffe noire, Les légions perdues). On remarquera au passage les
similitudes entre L’Ile maudite et la Grande menace (aventure de Lefranc
datant de la même année 1952) : crescendo de l’action, enjeux gigantesques
et « nouvelles technologies » de destruction massive, final
spectaculaire…
Le style
graphique de l’auteur évolue considérablement au fil des albums, au point qu’il
existe un fossé considérable entre le n°1 et le n°6, où Martin paraît atteindre
une certaine stabilité. Les légions
perdues ferment ce 1er âge héroïque : l’univers
« alixien » est en place, avec ses principaux personnages et les
« tics » de l’auteur (voir plus loin : les principaux thèmes). L’intrigue faiblit toutefois un peu, après
le sommet héroïque de la Griffe noire,
où le mystère et l’aventure se marient merveilleusement avec les décors
superbes de Pompéi et de l’Afrique, dans une ambiance angoissante à souhait.
Par
ailleurs, on sent poindre quelque doute sur la « bonne cause » qu’incarnerait
Rome, à mettre en parallèle avec le contexte de la réalisation des albums et de
l’état du monde occidental à la fin des années 1950. Ainsi, la Griffe noire (1959) prend un tout
autre relief si l’on veut bien se rappeler que l’album paraît en pleine guerre
d’Algérie et à la veille de la décolonisation du Congo belge. Le Mage Rafa et
ses nègres déguisés en monstres (en fait, une transposition directe des
« aniotas », les hommes-léopards déjà affrontés par Tintin dans Tintin au Congo), armés de griffes
empoisonnées, viennent frapper d’anciens officiers romains coupables d’avoir
anéanti sans motif une cité carthaginoise rebelle à l’autorité de Rome. Guerre
coloniale et crimes de guerre, terrorisme…tous les ingrédients de la
« modernité » sont là. Finalement, Alix ne sauvera que le jeune
Claudius, victime collatérale de l’affaire, laissant les autres à une éternelle
et mortelle paralysie. Si les ennemis de Rome apparaissent affreux, ramassis de
sauvages manipulés par de perfides carthaginois (allusion aux Soviétiques,
alliés des « mouvements de libération nationale » du Tiers
Monde ?), Rome elle-même n’est pas sans tache et ses militaires sans
scrupules sont punis.
Même
ambiguïté dans Les Légions perdues
–qui fut d’ailleurs interdit par les autorités gaullistes pendant plusieurs
années, pour cause de parution intempestive en 1962-63, à la fin de la guerre
d’Algérie. Pourquoi ?
D’abord,
rappelons l’intrigue : Garofula, agent de Pompée et donc ennemi de César,
veut déclencher en Gaule un nouveau soulèvement avec l’appui des Germains
commandé par le brutal Kildéric. César, ayant pris ses quartiers d’hiver en
Gaule, serait ainsi pris au piège et anéanti. Pour réaliser ce plan, Garofula compte sur l’effet symbolique de l’épée de Brennus, emblème de l’ancienne puissance
guerrière gauloise. Il a donc dérobé ce trophée au Capitole et compte la
remettre à Kildéric, allié à quelques chefs gaulois. Evidemment, grâce à Alix
et une poignée de braves, ce plan foireux échoue lamentablement.
Ben alors, où
est le problème ? D’aucuns affirment que c’est le passage –dont est tiré
le titre de l’histoire- où les deux légions commandées par le vaillant général
Horatius s’épuisent dans une longue marche hivernale avant de se retrancher, à
bout de forces morales et physiques, qui aurait déclenché les foudres de la
censure : atteinte au moral des armées, scrogneugneu !
Vu le contexte,
une perfide allusion à l’échec algérien de la France ?
Une
interprétation plausible, mais pas très convaincante. D’abord parce que cette
histoire n’est en rien une condamnation du colonialisme, bien au
contraire : n’y voit-on pas Vanic, cousin d’Alix qui lui a succédé à la
tête de sa tribu d’origine, faire l’apologie de la domination romaine ?
« Certes, les Romains sont les occupants de notre pays, mais ce sont des
vainqueurs nobles et généreux qui transforment miraculeusement notre
patrie. » (p.51) Et un peu plus loin, sur la même page : « Non,
je ne veux pas que la barbarie revienne en Gaule. »
Par ailleurs, si
la mission d’Horatius (secourir César) est un échec, le général parvient quand
même à sauver le reste de ses hommes, et c’est César lui-même qui vient
l’aider. Pas de désastre militaire, et encore moins politique.
Risquons donc
une autre hypothèse : cet album fut censuré parce qu’il attaquait plutôt
la politique algérienne et tiers-mondiste gaullienne. Pompée, prêt à tout pour
le pouvoir et détruire ses ennemis, n’hésite pas à brader le trésor national et
les conquêtes de Rome, sacrifiant au passage de vaillants soldats engagés dans
une juste campagne de pacification et de développement. Il conclut une alliance
avec les barbares, au mépris de l’honneur et de l’intérêt à long terme des
populations.
La traduction en
termes de 1962 est claire :
-Rome = la
France.
-Pompée = de
Gaulle.
-La Gaule =
l’Algérie française.
-César et ses
légions = les putschistes de 1961, l’OAS et « autres soldats
perdus », partisans de l’Algérie française.
-Kildéric et les
barbares = le FLN et autres rebelles anti-occidentaux, voire carrément les
Soviétiques…
-La remise de
l’épée de Brennus = les accords d’Evian de 1962, le rapprochement entre Paris
et Moscou de 1963.
Sauf
que dans la version Martin, c’est « le bon droit » qui triomphe. Bon,
d’accord, je vais peut-être chercher la petite bête...mais pourquoi pas ?
Pour une autre interprétation intéressante et moins tirée par les cheveux, voir le "Hors Série" de l'Histoire évoqué en introduction...mais qui n'explique pas vraiment la censure provisoire de l'album.
Pour une autre interprétation intéressante et moins tirée par les cheveux, voir le "Hors Série" de l'Histoire évoqué en introduction...mais qui n'explique pas vraiment la censure provisoire de l'album.
L’apogée :
du Dernier
Spartiate au Spectre de Carthage (n°7 à 13, 1967-1976)
A quel titre peut-on parler ici
d’apogée ? D’abord par la qualité du dessin, qui atteint selon moi des
sommets dans Iorix le Grand :
tout y est magnifique, de la précision du trait aux couleurs. Jacques Martin a
peut-être réalisé là son chef d’œuvre graphique. Le scénario des albums de
cette période est également de grande qualité, sans trop souffrir de la
réduction du nombre de pages, qui tombe à 56 à partir du n°9 (Le Dieu sauvage), puis à 48 (Le Prince du Nil). L’auteur laisse de
côté les grandes épopées aux enjeux considérables des épisodes précédents pour
des aventures à plus petite échelle, mais toujours pleines de suspense,
respectant le principe du roman-feuilleton qui fait le ressort des parutions
hebdomadaires du journal Tintin.
Alix y abandonne
son casque de héros invincible en service commandé. Les aventures dans
lesquelles il se trouve embarqué lui tombent dessus presque toujours par hasard
–ou du fait d’un coup monté (comme dans Le
dieu sauvage), sauf dans Iorix le
Grand, le seul épisode où il accepte une mission officielle, et à la
rigueur dans Le tombeau étrusque,
dont les péripéties n’ont cependant rien à voir avec sa mission de départ, à
savoir escorter le jeune Octave jusqu’à Rome. Guère d’enthousiasme ni de
triomphe, dans ces albums, de la part d’un héros de plus en plus désabusé.
Dans le Dernier Spartiate, Alix ne se lance
dans la bagarre qu’après un naufrage, causé par des rebelles grecs en quête de
butin et d’esclaves. Son seul but est de libérer ces derniers, et d’abord son
ami Enak. L’intervention finale des troupes romaines et l’écrasement des Grecs constituent
une tragédie qui dégoûte même un vieux
briscard comme le général Horatius :
« Alix, je
suis un soldat, et pourtant la guerre me répugne de plus en plus…[…] Si je
m’écoutais, j’ordonnerais le repli de mes troupes et je laisserais ces
malheureux dans leur fort en ruine. » (p.64).
Néanmoins, les
Romains y paraissent encore à leur avantage, comparés à leurs ennemis. Le
général spartiate Alcidas, par exemple, provoque Alix en s’en prenant à Enak.
Après un discours raciste où il traite le jeune égyptien de
« métèque », d’« être inférieur » au « sang
impur » (ce qui, soit dit en passant, est un contresens complet sur ce terme
dans le contexte antique), il ordonne à un soldat de lui trancher les poignets.
Alix intervient, pour se retrouver bientôt face à un groupe de menaçants
hoplites auxquels il lance :
« Grecs !
Avant de faire de moi un des leurs, les Romains ont voulu me tuer à maintes
reprises…mais chaque fois, ils m’ont laissé la chance du combat…Si vous valez
plus qu’eux, laissez-moi la vie sauve…Si vous valez autant qu’eux, donnez-moi
une arme…Mais si vous valez moins qu’eux, alors tuez moi ! »
(pp.39-40)
Admirable discours,
et hommage –tout en nuance- à un monde romain somme toute plus ouvert que celui
des Grecs obsédés par « le sang » et la « race ». L’assaut
final des légionnaires d’Horatius n’est rien de moins qu’un combat pour la
liberté. Ledit Horatius fait d’ailleurs fort bon accueil au fils de la reine
Adréa, le «dernier Spartiate », que cette dernière confie à Alix avant de
disparaître.
Cet album
formidable n’a pas peu contribué à faire de l’auteur de ses lignes un fervent
proromain !
Cela
se gâte un peu dans l’opus suivant, le
Tombeau étrusque. Une fois de plus, les ennemis de Rome ne sont guère
reluisants. Ils sont même bien pires que les Grecs, puisqu’il s’agit de
« molochistes », des adeptes étrusques du dieu carthaginois Moloch
Baal. Un dieu fort sympathique, qui réclame moult sacrifices de jeunes garçons,
et dont les adorateurs mettent la campagne étrurienne à feu et à sang.
Difficile de faire plus abject ! Pourtant, Alix ne manquera pas de
reprocher au propriétaire d’une ferme attaquée, et que le jeune homme vient de
secourir, sa propre cruauté envers ses esclaves (p. 12). Et pan pour la
civilisation romaine ! 11 pages plus loin, l’administration locale en
prend pour son grade, avec un préfet de Tarquini obèse, lâche et sadique, qui
fait mumuse avec des murènes et magouille avec le méchant Brutus, chef des
molochistes. Il faut en appeler au peuple pour en finir une bonne fois avec ces
monstres…qui ne le sont d’ailleurs pas tous, puisque l’un d’eux, par
reconnaissance envers la générosité d’Alix, va apporter aux
« gentils » une aide précieuse. Bref, le prestige de Rome est
passablement égratigné, et le manichéisme des premiers albums s’estompe. Même
l’attachement sans faille du héros à César se fissure ; lorsque le jeune
Octave déclare : « Les partisans de Pompée ne font pas de
quartier », Alix rétorque : « Pas plus que ceux de César,
d’ailleurs ! » (p.7) Le contexte de sortie du Tombeau étrusque, en pleine vague contestataire (1967-68) explique
assez largement cette évolution, beaucoup plus nette dans les albums suivants.
C’est
le cas du Dieu Sauvage, paru en 1969,
où Jacques Martin prend un parti franchement anticolonialiste. La belle cité
d’Apollonia, fondée sur la côte de Cyrénaïque, est sans doute une merveille,
mais édifiée au détriment des indigènes spoliés et agressés. Même si Alix,
toujours prompt aux leçons de morale, reproche à ces derniers la méthode
radicale employée pour détruire la colonie romaine, la sympathie du lecteur va
spontanément vers les Cyrénéens. Quant à l’image des valeureux soldats de Rome,
commandés par le légat Varius Munda, sorte de ganache psychopathe qui finit
foudroyé à la tête d’une armée de cadavres, elle en prend un sacré coup !
La dernière vignette le l’album -qui forme avec les deux premières une splendide
épanadiplose- apparaît comme une illustration de la vanité des empires :
« …tout
paraît mort, figé pour l’éternité dans ce qui fut une cité grouillante de vie.
Ici, désormais, il n’y a plus que le vent, le sable et la mer. » (p.56)
Vanité des conquêtes
et des appétits de gloire, également dénoncés dans Iorix le Grand. L’épopée à la fois grandiose et lamentable de ce
chef de guerre gaulois, en rupture avec Rome après l’avoir servie, est une
réussite complète. Les personnages –y compris celui de Iorix, moins
monolithique qu’il n’y paraît- sont d’une grande finesse, et la tension
permanente tout au long de l’album jusqu’au règlement de compte final. On ne
peut s’empêcher de penser au fameux Aguirre,
la colère de Dieu, transposé au cinéma par Werner Herzog, sorti au cinéma
la même année que l’album (1972), mêlé à l’Anabase
de Xénophon. Une fois encore, les Romains ne sortent pas indemne de cette
histoire : ce sont deux d’entre eux qui poussent les barbares à attaquer
le convoi des mercenaires gaulois, dans le seul but de s’emparer de l’or qu’ils
transportent. Mais ce n’est pas toute la civilisation romaine qui est remise en
question. Quand Iorix se présente en « libérateur » de ses
« frères opprimés », il se voit répliquer par ceux-ci qu’ils ne
subissent « pas de joug », et se fait proprement rembarrer par des
gens somme toute satisfaits de leur sort.
« Ses rêves
ambitieux étaient trop grands pour ses compagnons…Peut-être est-il venu trop
tard…ou trop tôt !?... » conclut Alix en guise d’épitaphe sur la
tombe du guerrier (p.56)
On reste dans
cet état d’esprit à la fois fataliste et désabusé dans les trois derniers
albums de la période faste, véritable catalogue des causes perdues, des
trahisons et des désastres. Il ne restera rien de la cité égyptienne de
Sakhara, foudroyée par des météores (Le
prince du Nil). Rien non plus des espérances de Maia, mère indigne, prête à
vendre son fils Spartaculus au plus offrant (le fils de Spartacus), dont on ne saura jamais s’il est vraiment le
fils du célèbre gladiateur révolté. Et rien encore du trésor secret de
Carthage, anéanti par une tempête en même temps que ses porteurs et les troupes
romaines lancées à leurs trousses : le
Spectre de Carthage apparaît comme la fin d’un cycle, avec l’évocation de
plusieurs épisodes précédents (L’Ile maudite, la Griffe noire, le tombeau
étrusque) auxquels cette aventure apporte une belle conclusion.
L’atmosphère y est crépusculaire à souhait, avec une magnifique référence au Salammbô de Flaubert. Delenda Carthago et Vae Victis !
Jacques Martin
aurait pu s’en tenir là, où faire rebondir son héros dans un nouveau cycle bien
pensé. Après tout, la période de la fin de la République et les débuts de
l’Empire constituent une époque passionnante, qui aurait pu nourrir une belle
saga. Hélas, il en décida autrement….
La décadence : des Proies
du Volcan à Par-delà le Styx (n°14 à 34, 1977-2015).
Décadence, ou
gâchis monumental ? Ma sévérité va être ici proportionnelle à mon
affection pour une série littéralement massacrée par son propre créateur. Car
on ne peut incriminer ici, comme d’autres BD, un passage de relais mal négocié.
Jacques Martin est resté aux commandes de sa création jusqu’en 2009, même s’il
a dû abandonner la planche à dessin après la parution du Cheval de Troie (1988). Sur les 19 albums étudiés de la période décadente,
15 sont à mettre à son actif au niveau de ce qui pèche le plus : le
scénario. Certes, le « maître » était de moins en moins en forme au
fil du temps ; évidemment, la petite cour de ses assistants peut toujours
être accusée d’un certain manque d’imagination et de sens critique
(« Dites donc, Grand Maître, on fait pas un peu n’importe quoi,
là ? ») ; enfin –comme le mentionne le l’article de Wikipédia
consacré à Martin- on peut mettre en avant une cadence de production trop élevée,
au détriment de la qualité. Qu’en est-il à ce sujet ?
Le
rythme de parution des albums d’Alix n’augmente pas de manière vertigineuse à
partir de 1977, par rapport aux années précédentes : environ un tous les
deux ans, si l’on excepte les huit ans qui séparent Le Cheval de Troie du 1er album dessiné par Rafael
Morales (Ô Alexandrie). Mais il faut
compter avec l’explosion des autres parutions « martiniennes » déjà
évoquées en introduction de cet article. L’objectif fixé par l’auteur était
d’un album par an, soit d’Alix, soit de Lefranc, plus les autres chantiers
tournant autour des divers personnages créés par l’auteur. Cela fait beaucoup,
et certainement trop pour un homme à la santé déclinante. En tout cas, Alix en
a fait les frais.
Il
est possible de diviser cette longue dégringolade en deux sous-périodes :
de 1977 à 1988, Jacques Martin assume seul le naufrage de son héros. Puis, à
l’aide d’une pléiade de nouveaux dessinateurs et scénaristes, on entre dans
l’ère du « grand n’importe quoi ».
Alix
en pleine galère :
des
proies du volcan (1977) au Cheval de troie (1988).
Sur les six
albums de cette période, seul le 1er émerge un peu du lot, et
encore…nous nous attarderons dessus, avant de régler leur compte aux suivants.
Avec
les Proies du volcan, Jacques Martin
propulse son héros loin de la Méditerranée. Alix et Enak, envoyés par César
négocier une alliance avec un roi indien contre les Parthes, sont pris dans une
mutinerie à bord du navire qui les transporte. Les mutins les abandonnent sur
une île, ce qui donnera à nos héros l’occasion de jouer aux Robinsons, puis de
jouer les redresseurs de tort en prenant la défense d’une tribu indigène
exploitée par des trafiquants d’esclaves phéniciens. Dans cet opus, on se
laisse encore prendre par l’action. Il y a du mystère et un certain suspense,
même si le dénouement laisse un peu sur sa faim. Le problème est dans la
vraisemblance historique et géographique de l’épisode. Car où est-on
exactement ? Dans l’océan indien, sûrement…mais de quel côté ? Les
seules îles dotées d’un volcan actif y sont très loin des routes maritimes
antiques : soit la Réunion (qui est inhabitée alors et ne ressemble
absolument pas à l’île montrée par Martin), soit vers l’archipel indonésien, ce
qui ne colle pas non plus avec la tribu de l’histoire, laquelle est un mélange
de Polynésiens de pacotille et de naturistes un peu simplets. Les Phéniciens, pourtant
réputés pour leur sens des affaires, n’ont visiblement pas calculé les frais de
transport dans leur opération commerciale ! Le lecteur indulgent se dit
alors que Jacques Martin avait besoin de vacances, et nous a offert une belle
carte postale (avec couchers de soleil et amourettes tropicales), tout en
espérant que la suite relèvera le niveau. Mais hélas, le déclin ne fait que
commencer…
Les
cinq albums suivants voient la qualité de l’intrigue s’effondrer complètement.
Alix n’est plus que le spectateur passif de sombres complots et de règlements
de compte qui le dépassent. Il en est réduit à faire du tourisme, visitant
Athènes (L’enfant grec), Jérusalem et
Babylone (La Tour de Babel), la Chine
(L’empereur de Chine), avant de faire
un petit tour en Gaule (Vercingétorix)
et de s’offrir un circuit des grands sites grecs dans Le Cheval de Troie.
On a
l’impression que Jacques Martin ne sait plus très bien quoi faire de son
personnage, qui évolue dans un contexte peut-être mieux documenté en termes de
reconstitution historique (par exemple, les uniformes des légionnaires
romains), mais où tout souffle épique a disparu. Pire encore, le grotesque
vient se mêler à ce qui tient lieu d’action, notamment dans le Cheval de Troie : impossible de
prendre au sérieux cette histoire « d’hommes-chevaux » désireux de
venger Troie ( !?), alliés à une matrone avide d’héritage. Et quand Enak
s’échappe dudit Cheval avec le feu au derrière pour aller se jeter dans une
fontaine, on se demande si l’auteur n’a pas tout simplement pété un câble.
En fait, ces albums s’apparentent à
une sorte de « règlement de compte » entre Martin et son œuvre-phare,
qu’il va saccager consciemment ou inconsciemment. On ne peut s’empêcher de
songer à ce qui arriva à son maître Hergé, en pleine crise d’urticaire à
l’époque de son avant-dernier album (Vol
714 pour Sydney), et qui avait fini par avouer qu’il ne pouvait plus
supporter Tintin (Pierre Assouline, Hergé,
op. cit. p.335).
Jacques Martin
semble avoir fait sienne cette phrase attribuée à l’évêque Rémi lors du baptême
de Clovis : « Brûle ce que tu as adoré, adore ce que tu as
brûlé ! »
Et il passe au
lance-flammes beaucoup de choses : César se montre bêtement cruel (Vercingétorix) ; Oribal (à qui Alix
avait prédit dans l’opus n°4 qu’il deviendrait « un « grand
roi ») se révèle un bien piètre monarque et finit décapité (la Tour de Babel) ; Horatius
connaît une fin lamentable, organisant son suicide dans un absurde holocauste (le Cheval de Troie).
Inversement, les
« méchants de service » le sont beaucoup moins : Pompée et
son agent Numa Sadulus (L’enfant grec,
Vercingétorix), Adroclès –le frère jumeau d’Arbacès (La Tour de Babel, le Cheval de Troie), sont plutôt du bon côté de
la barricade, ou tout au moins font preuve d’un certain « fair
play ». Tout cela sur fond de critiques convenues sur les horreurs de la
guerre (notamment dans Vercingétorix)
et de cruautés gratuites, qui alimentent les discours de plus en plus
sentencieux d’Alix lui-même. J’ai gardé pour la bonne bouche une perle dans le
genre, extraite de la dernière vignette de la dernière planche du Cheval de Troie :
« Ceux-là
vont payer leurs crimes, c’est certain, car malheur à ceux qui ne vivent que
pour la vengeance et, aveuglés par la haine, vont jusqu’à faire souffrir un
enfant !
-…et périr tant
de gens », ajoute Enak en rime, pour conclure en beauté cette envolée des
plus niaises.
Même la qualité
des textes, qui faisait la marque des Alix,
a été sacrifiée sur l’autel des délires et du ridicule.
Alix en délire : à partir de O Alexandrie. (de 1996 à nos jours)
Après huit ans
d’interruption, on pouvait espérer un enterrement définitif ou une heureuse
renaissance des aventures d’Alix. Espoir déçu ! Les scénarios, inspirés ou
non par Martin, restent faibles, et le dessin très aléatoire au fil des
successeurs. Rafael Morales émerge du lot pour la beauté d’ensemble, mais dans
un style trop figé (n°20 à 24). Les dessins de Cédric Hervan et de Christophe
Simon (n°25 à 27), meilleurs pour les personnages en gros plan, contiennent de
grosses erreurs de perspectives et de proportions. Le reste est assez moyen, à
l’exception de Marc Jailloux, dans les deux derniers opus, qui arrive à restituer la
« patte » de Jacques Martin.
Pour les
intrigues, le massacre continue : suspense faiblard, recyclage pénible de
certains personnages, dont certains ne sont sortis de l’oubli que pour mieux
les détruire, comme ce pauvre Sénoris (Ô
Alexandrie) ou Galva (Le testament de
César). A noter toutefois les efforts méritoires du scénariste Michel
Lafon, qui s’est efforcé (dans la
conjuration de Baal, n°30) de rendre hommage aux meilleurs albums de la
série (voir son texte explicatif en fin d’album, pp.53-54). Mais la nostalgie
ne suffit pas à sauver une histoire aussi poussive qu’invraisemblable.
Pour en finir avec ce pénible
constat de dégénérescence d’une œuvre, rions un peu quand même en distribuant
quelques prix :
-la palme du grotesque : décernée
au Fleuve de Jade (n°23), et ses
magnifiques hommes-lézards ! (pp.31-35)
-la palme de la bataille la plus minable :
à l’Ibère (n°26). La bataille en
question est celle de Munda (en-45), opposant César au dernier fils de Pompée.
On nous rappelle que 21 légions au total s’y affrontent, mais rien de tout cela
ne transparaît sur des vignettes de petite taille. On a l’impression de voir un
péplum à petit budget, où quelques figurants ferraillent sans conviction.
Cerise sur le gâteau, les deux camps ont la bonne idée de se distinguer par de
jolies plumes sur les casques : bleues pour les Pompéiens, rouges pour les
Césariens. C’est mignon tout plein !
-la palme du recyclage le plus foireux :
à Roma, Roma (n°24) ; on y retrouve Corus Maler, le
tribun allié d’Alix du Spectre de
Carthage. Bonne idée, sauf que le brave homme est censé avoir été pulvérisé
avec toute son armée dans une énorme explosion à la fin de cet album !
-l’intrigue la plus ridicule : au démon du Pharos (n°27) ; le méchant
de service essaie de renverser la dynastie des Lagides en plaçant une statue
animée à son effigie au sommet du phare d’Alexandrie, en espérant que le bon
peuple stupéfait va tomber à ses pieds ! Si, si…
-l’intrigue la plus embrouillée : l’ombre de Sarapis (n°31), où pourquoi
faire simple quand on peut faire compliqué. Une bête histoire d’enlèvement
d’enfants se transforme en obscur fouillis.
-la palme de la jérémiade est attribuée
à Sénoris, martyr de la raison d’Etat, qui ne cesse de pleurer et de répéter «ô
Alexandrie » dans l’album du même nom. Sa mort est un soulagement pour
tout le monde.
-Enfin, le prix de la bouffonnerie revient sans
discussion à Arbacès, revenu d’entre les morts pour faire le pitre à poil (La chute d’Icare, n°22), se déguiser
tellement bien qu’on le reconnaît aussitôt (C’était
à Khorsabad, n° 25), et jouer au Grand Prêtre molochiste (la conjuration de Baal, n°30). Mais Alix
et Enak méritent une belle médaille d’argent pour leur numéro d’histrions dans Roma, Roma (n°24), avec le premier en
satyre et le second en fille !
Principaux
thèmes.
La lecture
complète et ordonnée des 32 albums fait ressortir de nombreux thèmes, dont je
n’ai retenu ici que les plus frappants à mes yeux.
Le
voyage.
Alix est un
infatigable voyageur, qui ne cesse de parcourir l’Oekoumene en tous sens, à pied, à cheval ou en bateau. Le bateau
par exemple, qu’il s’agisse de navigation maritime ou fluviale, est emprunté au
moins 24 fois sur 32 albums étudiés. Assez peu de ceux-ci n’ont pour cadre qu’un seul
pays ou une seule région. Dès le 1er album, le parcours d’Alix donne
le vertige : Khorsabad (Mésopotamie), Trébizonde (Asie mineure), Rhodes,
Rome, Vulsini, avant d’entrer en Gaule à la dernière vignette. Ouf ! Mais
un petit travail statistique peut nous donner une idée des destinations
préférées de Jacques Martin, dans le cadre du monde antique.
-Rome et
l’Italie : 11 fois.
-Gaule : 7
fois.
-Egypte : 6
fois.
-Moyen-Orient et
Mésopotamie : 5 fois.
-Monde grec (Mer
Egée, Grèce continentale…) : 5 fois.
-Carthage :
2 fois.
-Afrique
noire : 2 fois.
-Autres
destinations (1 fois chacune, dans l’ordre des albums) : archipel
mystérieux de l’Atlantique, côte de la Cyrénaïque, monde barbare danubien, île
incertaine de l’Océan indien, Inde, Bali, Chine, monde barbare rhénan,
Hispanie, Grande-Bretagne, Numidie.
Néanmoins, l’aspect quantitatif des
choses ne reflète pas forcément l’engouement réel de l’auteur pour tel ou tel
pays. Le monde grec, par exemple, semble dans la petite moyenne. Mais si on y
regarde de plus près, force est de constater que deux des albums qui y sont
consacrés font l’objet d’une très grande minutie dans les décors et les détails
culturels. Avec L’Enfant grec, nous
sommes transportés à Athènes « comme si on y était ». Plus tard, dans
le Cheval de Troie, nous avons droit
à la totale : Olympie et son temple de Zeus, sanctuaire d’Apollon à Delphes
avec consultation de la Pythie, passage de l’isthme de Corinthe, sanctuaire
d’Asclépios à Epidaure, Délos et enfin Priène (et son cheval de Troie en
prime)…
Les Croisières
Costa avant l’heure ! Blague à part, les progrès de l’archéologie et la
documentation disponible (notamment les reconstitutions en trois dimensions)
ayant été les plus poussés en ce qui concerne le monde grec, on peut comprendre
que Martin ait eu là l’occasion de mettre en scène de manière plus détaillée
des lieux qui l’ont toujours fasciné.
Esotérisme,
onirisme et fantastique.
Les premiers albums d’Alix sont des
plus terre-à-terre, et ne laissent guère pointer un quelconque goût de l’auteur
pour le fantastique. Celui-ci commence à percer timidement, par petites touches
et sous différentes formes, à partir de La
Tiare d’Oribal. Lorsque Karal, le voleur parthe, s’empare de la Tiare et
s’en coiffe, il est victime de la malédiction de celle-ci et devient fou
(pp.17-18). C’est la première fois que Martin dessine une image en réalité subjective,
avec un arbre tordu et des couleurs démentes, comparables à un téléviseur
déréglé (cela évoque un peu le gag des Bijoux
de la Castafiore, avec le « supercolor Tryphonar » de Tournesol,
qui ne paraîtra que huit ans plus tard).
Nul fantastique
là-dedans, objectera-t-on, et simple onirisme visuel. Le secret de la Tiare est
en effet des plus prosaïques, comme le révèlera plus tard Oribal à Alix.
Pourtant, le « dispositif qui rend fou » n’est guère crédible.
Comment un tel système peut-il traverser les générations, voire les siècles,
sans perdre de son efficacité ? Nous sommes là aux « frontières du
réel », et Jacques Martin les franchira à plusieurs reprises.
Par le biais du rêve, tout d’abord.
C’est à partir de La Griffe noire que
Jacques Martin met en scène le premier « grand rêve » de son héros.
Alors que sa mission s’achève, l’effrayant mage Rafa lui apparaît en songe pour
lui ordonner de détruire la dernière fiole de contrepoison en sa possession,
afin que la vengeance d’Icara soit complète. Comme notre héros refuse, les bras
et les mains du Mage se changent en griffes pour le frapper à son tour, ce qui
réveille Alix. Cette assez longue séquence onirique (neuf vignettes, pp 62-63)
est la première d’une longue série de rêves étranges ou de visions fantasmatiques
souvent prémonitoires qui vont parsemer les albums suivants. La plus
remarquable se situe deux albums plus loin, dans Le Dernier Spartiate : il s’agit en fait de deux rêves
différents, à la fois opposés et complémentaires. Le 1er est celui
d’Alix, qui s’enlise en essayant de porter secours à Enak avant d’être assailli
par la déesse Athéna qui entreprend de l’écraser avant de se changer en fauve
(pp 9-10). Le second provient de la reine des Spartiates, Adréa, qui reprend le
songe d’Alix là où celui-ci l’avait laissé, mais du point de vue d’Athéna
–alias Adréa elle-même- qui finit tragiquement pour celle-ci avec le triomphe
du jeune gallo-romain. La suite des évènements va confirmer le caractère
prémonitoire de tout ceci.
D’autres
éléments apportent une touche fantastique aux aventures d’Alix, qu’il s’agisse de
l’intervention miraculeuse d’un aigle (Le
tombeau étrusque, pp 4,5 et 64) ; des pouvoirs extraordinaires de la
statue métallique du Dieu Sauvage,
capable de guérir comme de détruire ; de la capacité de l’ermite Qââ de
commander aux animaux et de prévoir l’avenir (Le Prince du Nil) ; ou de l’orichalque, le fabuleux minerai
des Atlantes (Le spectre de Carthage).
La période « décadente » de la série voit cette dimension s’estomper
en partie, à quelques exceptions notables :
-les pouvoirs
psychiques de la jeune Marah dans la Tour
de Babel (n°16), opus qui se termine avec cette image hallucinante et
totalement incompréhensible d’une masse de serpents jaillissant du trou où la
tête du malheureux Oribal a été enterrée. On est là dans un délire ésotérique
qui n’est pas sans rappeler Les portes de
l’enfer, une aventure de Guy Lefranc dessinée par Gilles Chaillet et
scénarisée par Jacques Martin.
-le rêve
prémonitoire de Jules César concernant Alix et Enak en mission sur le Rhin dans
les Barbares (n°21), p.9
-l’apparition
d’une troupe d’hommes-lézards au fin fond de la Nubie dans Le Fleuve de Jade (pp.31-35). Encore un peu plus, et on avait droit
aux extra-terrestres !
-Dans la dernière conquête (n°32), c’est
l’apothéose : Alix ne cesse de rêver de lions, avant de découvrir le corps parfaitement conservé
d’Alexandre le Grand, dont il serait l’exécuteur testamentaire. Car, lui dit le
vieux sage de service : « Tu es comme Alexandre, Alix…vous avez la
même initiale, le même courage et la même noblesse d’esprit ! » Rien
que ça…
Alix,
un ami des animaux.
Point de cruauté
gratuite envers les animaux chez Jacques Martin, et on ne trouvera nulle part
dans les aventures d’Alix de chasses sanglantes comme dans Tintin au Congo. « Nos amies les bêtes » sont très
présentes dès le 1er album : les chevaux bien sûr, mais aussi
des bêtes sauvages hostiles, tels les crocodiles, les loups ou les fauves du
cirque qui dévorent Marsalla à la fin d’Alix
l’intrépide. Ce qui, soit dit en passant, relève d’une sorte de justice
sauvage plus efficace que celle des hommes, comme le châtiment qui s’abat sur
le molochiste Brutus à la fin du Tombeau
étrusque. Au fond, tous les animaux ou presque sont sympathiques dans
l’œuvre de Martin, à l’exception de ceux que l’ermite Qââ, pourtant expert en
communication animale, juge impossibles à cerner, tels les reptiles (Le fleuve de Jade, p.14)
Nous sommes bien
là dans une représentation judéo-chrétienne du Monde : crocodiles et
serpents sont des ennemis mortels, les seuls animaux qu’Alix combat et tue sans
états d’âme.
On peut citer
notamment l’attaque surréaliste d’un python digne de la mythologie grecque dans
Le Dernier Spartiate (p 17). Mais
Alix ne frappe jamais le premier, et évite autant qu’il peut les morts
inutiles, animales ou humaines. Dans la
Tiare d’Oribal, par exemple, Alix s’interpose entre Enak et un vilain
serpent au « regard terrible » (p.34), mais préfère éviter la lutte
et reculer en douceur. Bien lui en prend, car cette péripétie leur évite de
tomber sur les forces d’Arbacès quelques vignettes plus loin. Pas sympa, mais
utile, la bestiole !
Les autres bêtes
que le jeune gallo-romain doit affronter ont toujours droit à quelques
circonstances atténuantes : le gorille qu’il doit tuer parce que celui-ci
s’en prenait à un enfant n’était féroce que parce que ledit gamin s’en était
pris à son petit (La Griffe noire,
p.34) ; le molosse lâché sur Alix par les Spartiates (n°7, p.11 à 14)
n’est agressif que par son dressage : Alix se contentera de l’assommer et
de s’en faire craindre.
Au fil des
albums, une véritable complicité s’établit même entre notre héros et ces
« êtres inférieurs ». Les loups, « fidèles entre les
fidèles », sauvent Alix et ses compagnons à moult reprises dans les légions perdues et Vercingétorix. Tout ceci grâce à la
générosité du jeune homme qui a aidé un chef de meute à s’extirper d’un piège.
Par la bouche de son héros, Martin rend un hommage aux animaux qui ne sera
jamais démenti : « Regardez cette bête ! Pour essayer de sortir
du piège, elle a fait preuve d’une intelligence et d’un courage que bien peu
d’hommes auraient eus » (n°6, p.28). Enfin, les félinophiles ne pourront
qu’être conquis par le chat sympathique et agile du Tombeau étrusque (le vilain Brutus, lui, déteste évidemment les
chats) qui permet à Alix de s’échapper du repaire des méchants, ou par le
magnifique guépard de l’ermite Qââ dans Le
Prince du Nil.
Saint François
s’est visiblement penché sur la planche à dessin de Jacques Martin !
Les
femmes dans Alix.
Nous avons dit
plus haut que Jacques Martin avait sans doute quelques comptes à régler avec
les femmes. Il est d’ailleurs symptomatique que la première dame à apparaître
dans la série soit en fait le fourbe Arbacès lui-même, déguisé en noble romaine
afin de mieux piéger notre héros (Alix
l’intrépide, p.35). Mais cela reste à nuancer, car les figures féminines
sont loin d’être toutes négatives dans l’œuvre de Martin. On peut globalement
classer les femmes de l’univers alixien en cinq catégories :
-les
« femmes de tête », reines ou princesses, belles et intelligentes,
parfois cruelles –mais jamais gratuitement : Adréa (n°7, 9), Héra (n°9),
Saïs (n°11), Cléopâtre (n°20, 23, 27, 31)…
-les
« femmes enfants » gentilles, mais un peu niaises sur les bords :
Lidia Octavia (n°8, 24), Ariela (n°10), Sabina (n°12), Samthô (n°13), Malua
(n°14)…
-les jeunes
filles combatives à la personnalité complexe : Archeola (n°15, 22, 24),
Marah (n°16), Julia (n°22, 24), Markha (n°23), Brecca (n°33)…
-les méchantes
manipulatrices et âpres au gain, souvent d’âge mûr : Maia (n°12), Hermia
(n°19), Sylvia (n°29)…toujours punies de mort à la fin !
-les gentilles
mamans sans grande personnalité : la mère de Kora (n°9), la femme de
Vercingétorix (n°18)…
Le dessin de ces
créatures est de qualité variable. Jacques Martin semblait quelque peu
embarrassé par les formes féminines, ce qui donne des filles assez
androgynes : peu ou pas de poitrine, de fesses ou de hanches (sauf chez
les matrones, et encore…). Les traits du visage sont souvent bien masculins.
Cela change avec ses successeurs, visiblement moins inhibés, sans pour autant
atteindre des sommets de sensualité.
Orphelins,
enfants abandonnés et maltraités.
Jacques Martin
s’est largement inspiré de sa jeunesse douloureuse évoquée plus haut, tant la
figure de l’enfant malheureux est omniprésente dans son œuvre. Les orphelins
d’abord : Alix lui-même, Enak, Héraklion, Zozinos, Spartaculus, Archeola,
Julia…nombreux sont les personnages qui entrent dans la série sans leurs
parents, ou qui les perdent de façon dramatique. Le comble du malheur étant
atteint par le petit Zozinos, enfant du quartier populaire de Suburre à Rome,
mutilé par ses propres parents pour apitoyer les passants, et qui finit
lâchement poignardé sur ordre de Maia (Le
fils de Spartacus). La même Maia qui n’hésite pas à vendre son propre fils
aux Pompéiens ! Le jeune Herkios, héritier d’un riche entrepreneur en
poterie d’Athènes, connaît un destin tragique dans le grand théâtre de Dionysos,
empoisonné par son tuteur. Mais si la dépouille de Zozinos finit dans
l’anonymat des catacombes, celle d’Herkios est portée en « martyr »
par les citoyens athéniens.
En tout cas,
riche ou pauvre, il ne fait pas bon être un enfant dans le monde cruel de
Jacques Martin, où le sadomasochisme suinte de chaque album.
Un
Monde sado-maso.
L’Antiquité
n’était pas l’âge des bisounours, mais l’auteur d’Alix n’a pas lésiné sur les
souffrances infligées à ses personnages. Les scènes d’exécution et de torture
ne sont pas rares, avec des variations selon les albums. Le champion toute
catégorie des supplices endurés est Enak : suspendu au-dessus d’une fosse
emplie de rats (le sphinx d’or),
malmené avant d’être jeté au Moloch (L’île
maudite), à nouveau suspendu au-dessus de lances prêtes à l’embrocher (la Tiare d’Oribal), enchaîné, fouetté
et traité de métèque (Le Dernier
Spartiate), emmuré vivant dans le tombeau du prince Lou-Kien (L’Empereur De Chine), sans parler des
autres calamités qui s’abattent sur lui comme la foudre sur un clocher.
Alix lui-même
bat des records dans le Prince du Nil :
fouetté lui aussi, puis arrosé d’eau salée, avant d’être crucifié. Son bourreau
égyptien, le contremaître Satamon, porte d’ailleurs un nom prédestiné, acronyme
de « Satan » et de « démon ». Mais cet album voit aussi
s’ajouter la souffrance morale à la douleur physique. Alix éclate ainsi en
sanglots (p.35), « le corps et le cœur déchirés », la trahison
momentanée d’Enak lui faisant aussi mal que le fouet plombé de ses bourreaux.
Quelques albums plus loin, les deux amis en bavent ensemble : vendus comme
esclaves et traînés en plein cagnard derrière le char de Numa Sadulus (L’Enfant grec), et à nouveau crucifiés
en Egypte ! (Ô Alexandrie).
D’autres
atrocités plus collectives éclaboussent ici ou là les aventures d’Alix, souvent
par le biais de récits dont certains sont tirés de faits historiques :
-le sacrifice
des jeunes garçons carthaginois, pendant le siège de la cité punique par des
mercenaires révoltés, qui dégénère en tueries fanatiques (évènements datant de
-241 à -238, relatés par Polybe et rendus célèbres par le Salammbô de Flaubert, racontés dans Le Tombeau étrusque)
-le siège et la
destruction de Carthage par Scipion Emilien (-146), dans Le Spectre de Carthage.
-les
horreurs de la « guerre servile », avec Spartacus (-73-71), et notamment la crucifixion massive
des prisonniers de Crassus après la défaite finale des esclaves révoltés (Le fils de Spartacus).
-les crimes
commis pendant la Guerre des Gaules : femmes, enfants et vieillards
expulsés d’Alésia et mourant de faim entre les lignes romaines et les remparts
de la forteresse ; prisonniers gaulois aux mains tranchées ; soldats
romains éventrés, etc…(Vercingétorix)
D’autres
sont issues de l’imagination de l’auteur :
-la destruction
d’Icara par les Romains (Le Griffe noire),
ou d’Icarion par les pirates (la Chute
d’Icare)
-la dérive
sanglante du règne d’Oribal, avec des prisonniers pendus par les pieds aux
remparts de Zür-Bakal jusqu’à ce que mort s’ensuive (la Tour de Babel).
-l’avalanche
d’assassinats et de supplices infligés par l’empereur Han Tsi (L’empereur de Chine)
-l’épopée
meurtrière du tribun Tullius Carbo, avide de pillage en terre germanique, qui
se termine en désastre (légionnaires empalés, entre autres joyeusetés). Ledit
tribun étant de surcroît un affreux violeur, dont les victimes préfèrent se
jeter dans le vide plutôt que de vivre déshonorées. (Les Barbares).
Mais arrêtons là
la sinistre litanie. Tous ces évènements, ces actes cruels témoignent avant
tout du relatif pessimisme de l’auteur quant à la nature humaine, et
l’illustration permanente de la corruption inhérente au pouvoir, qu’il soit
militaire ou politique. Hélas, les faits ne sauraient lui donner tort…
Y
a-t-il du racisme dans Alix ?
C’est assez
discutable. Globalement, même pendant la période pré-soixante-huitarde, où ne
sévissait pas encore un « antiracisme obligatoire », les
éventuels préjugés racistes de l’auteur ne sautent pas aux yeux. Dans La Griffe noire par exemple, il est
question de « nègres », mais le terme était beaucoup plus répandu qu’aujourd’hui
et n’avait pas forcément un sens péjoratif. Les Noirs, dans cette histoire,
sont plutôt bien dessinés et présentés comme des gens courageux, avec des bons
et des méchants, ayant le sens de la parole donnée, et ne parlant pas comme des
débiles. Evidemment, on peut objecter à ceci le passage où les guerriers noirs
alliés de Rafa doivent poursuivre nos héros sur les pentes du volcan Rukazori.
Nous avons droit au vieux truc du « Mont Tabou » tiré tout droit des
films de Tarzan période Johnny Weissmüller : les gaillards ne veulent plus
avancer, leur chef blanc doit les sermonner, et finalement toute la troupe
s’égaille à la vue des « hommes de pierre » qui leur apparaissent au
détour d’un rocher à la lumière de la lune (p.51). Mais nous sommes plus dans
le cliché des romans d’aventure (l’indigène superstitieux, que l’on retrouvera
dans Les proies du volcan) que dans
le racisme bête et méchant.
Les seules préventions de l’auteur
semblent concerner certains peuples orientaux, les Chinois (Yen-Tsi et son
compagnon, dans le Sphinx d’or, la
cour impériale de L’Empereur de Chine),
les Phéniciens et leurs cousins Carthaginois. Chez eux, coups tordus et cruauté
semblent aller de soi. Deux vignettes du Dieu
sauvage viennent appuyer cette tendance (p.17) : à la recherche de
leur ami Héraklion, Alix et Enak s’engagent dans une ruelle du quartier des
marchands asiatiques (« Perses, Chaldéens, Phrygiens » au beau faciès
sémite) qu’un soldat romain qualifie en quelques mots : « A peine
sorti de terre et déjà mal famé ! »
Mais cela
s’arrête là, et ces sinistres individus ne seront finalement pour rien dans la
disparition du jeune Grec. N’oublions pas non plus, pour faire contrepoint, le
rôle positif joué par le marchand juif Josah (dont l’appartenance communautaire
n’est jamais mentionnée, mais que l’on devine par le nom et l’allure) dans Le Sphinx d’or.
Bref, en grattant bien, les
maniaques de l’antiracisme pourront toujours trouver du grain à moudre dans Alix, mais bien moins que dans d’autres
grands classiques de la BD franco-belge des années trente à soixante.
Galerie de portraits : amis et ennemis
d’Alix.
Pas toujours
évident, passés les « temps héroïques », de cataloguer les
personnages de cette série en « bons » et en méchants », tant
certains s’emploient à brouiller les lignes au fil des albums. Nous nous
plierons néanmoins à ce mode de classement, avec tous les guillemets et
précautions d’usage, en ne retenant que les grandes figures, qui apparaissent
au moins dans deux albums, et dans l’ordre de ceux-ci. Les personnages
historiques sont en italique. Les numéros entre parenthèses sont ceux des
albums d’apparition.
Les
« bons ».
Nous
avons rangé dans cette rubrique ceux qui, majoritairement, ont fait à Alix plus
de bien que de mal. Mais ils ne sont pas pour autant sans tache.
-Suréna
(n°1,
25).
Général parthe au service d’Orodès,
vainqueur de Crassus à la bataille de Carrhae (-53). Pas commode à priori, mais
finalement bon bougre envers Alix à qui il sauve deux fois la mise.
-Quintus Arenus.( n°1, 22, 24).
Gouverneur romain de Trébizonde,
puis de Délos, avant de finir sénateur à Rome. Bonhomme assez douteux,
velléitaire, passablement corrompu et carriériste. Mais il rend finalement plus
de services qu’il ne commet de dégâts. Il est assassiné par Sulcius, double
maléfique d’Alix à la solde de Pompée.
-Jules
César (n°1, 2, 6, 12, 18, 21, 24, 25, 26, 28, 30, 31, 32, 33) : soit
14 albums sur 33 !
Tout bon dictionnaire vous donnera
ce qu’il faut savoir sur le célèbre consul. Ses rapports avec Alix sont assez
paternels : il sauve notre héros dès le 1er album, mais attend
de lui de grands services en retour, et s’offusque souvent de voir Alix n’en
faire qu’à sa tête –ou suivre son cœur.
César est le prototype du chef « sévère mais juste », malgré un
dérapage regrettable dans Vercingétorix,
où il apparaît sous un jour nettement plus sombre.
-Vercingétorix.
(n° 2, 18).
L’indomptable chef gaulois change
radicalement d’apparence entre les deux albums où il apparaît. Cheveux longs
d’un noir de jais avec moustaches et tresses au moment de la bataille d’Alésia,
cheveux courts tirant sur le roux et glabre lorsqu’il sort de sa prison de la
Mamertine. Il perd également de sa superbe et connaît une fin assez pitoyable.
Traqué à travers la Gaule, il sombre dans la folie et le désespoir, finissant
transpercé de javelots alors qu’il tente de tuer un César malade sous sa tente.
-Enak. (tous les albums, sauf le 1).
Faire-valoir et boulet, le jeune
Egyptien devient assez vite agaçant, passé l’apitoiement qu’il peut susciter.
Enak est un orphelin d’Alexandrie, protégé par un vieux commerçant, Josah, qui
lui demande de servir de guide à Alix. A la mort de Josah, Enak rejoint son ami
blond pour ne plus jamais le quitter. Cheveux noirs mi-longs, peau très brune
et vêtements bleus, Enak est plus petit qu’Alix et nettement plus empoté. Dès
leur première équipée ensemble, il trouve le moyen de se faire prendre par
leurs ennemis, d’être assommé et jeté à l’eau (le Sphinx d’or, pp 22-24). C’est le début d’une longue série de coups
de malchance et de maladresses. La fonction d’Enak dans Alix est celle de la fiancée du héros dans la plupart des romans
d’aventures classiques : elle consiste à se faire enlever, ralentir le
héros dans les courses poursuites, faire du bruit au plus mauvais moment, avoir
des vapeurs, etc…Et pas la moindre trace d’humour chez ce « sidekick »
pour compenser ses défauts.
Il faut attendre
les proies du volcan (n°14) pour voir
Enak se montrer utile, efficace, voire plus raisonnable qu’Alix lui-même !
Mais on ne change pas sa nature : dans le même album, lorsqu’un singe
marsupial (a priori inoffensif) décide d’étrangler quelqu’un, c’est à Enak
qu’il s’en prend (p.19). Alix lui-même finit par s’énerver, dans Le tombeau étrusque, quand une fois de
plus son compagnon est à la traîne : « Mais que fait-il encore,
celui-là ? Jamais capable de suivre ! » (p.27).
Par ailleurs, la
fidélité du petit brun envers le grand blond est toute relative. Lorsqu’on lui
fait miroiter, dans le Prince du Nil, une
hypothétique parenté avec la dynastie pharaonique des Menkara, il oublie
complètement son ami (véritable objet de cette machination), qui ne devra son
salut qu’à l’intervention de l’ermite Qââ et de la princesse Saïs. Enak en
attrape même un melon monumental, ressortant à tout bout de champ, à partir de l’Enfant grec, son titre bidon de
« prince » pour imposer le respect. C’est pathétique.
La sexualité
d’Enak est encore plus équivoque que celle de son compagnon : l’idée d’un
mariage, même princier, le révulse (le
fleuve de Jade). Lorsqu’une jeune Asiatique le serre de trop près, il
s’offusque aussitôt : « Ah ! Cette fille m’ennuie ! Qu’elle
arrête ! » (C’était à
Khorsabad, p.21). Et si l’un des deux compagnons doit se déguiser en fille,
c’est lui qui s’y colle –mais sans que cela l’enchante outre mesure –(Roma, Roma, p.18).
Il faut attendre
le n°31 (L’ombre de Sarapis) pour
voir Enak en pincer pour une fille, en l’occurrence une suivante de Cléopâtre
nommée Isadora. Serait-elle la mère de Khephren, le fils d’Enak dont il est
question dans Alix Senator ? Les
paris sont ouverts.
-Sénoris.(n°2,
20)
Chef des archers
royaux d’Alexandrie, Sénoris est un îlot de compétence et d’honnêteté dans le
marigot décadent de l’Egypte lagide finissante. Efficace et puissant soutien
d’Alix, il conduit l’assaut victorieux contre la forteresse du Sphinx d’or. Victime du devoir, il
connaît une fin lamentable dans Ô
Alexandrie, titre ridicule qui reprend les perpétuelles jérémiades du
malheureux. A tel point que l’on a envie de le jeter dans une barque sur le Nil
pour ne plus l’avoir sur les bras ! Tel un naufragé des papillons de ma
jeunesse…
-Oribal.
(n°4,
16)
Héritier du trône d’un royaume sans
nom, quelque part aux confins de la Syrie et de la Mésopotamie. C’est au départ
un jeune homme de belle allure, courageux et généreux, prêt à renoncer à sa
fameuse tiare pour sauver la vie d’Enak, après que celui-ci ait été –c’est une
habitude chez lui- capturé par les méchants pour servir d’otage. Mais sa
gestion du pouvoir est catastrophique, passé l’ivresse du triomphe. Il cherche
à imposer à son peuple la culture gréco-romaine dont il s’est entiché,
s’entoure de courtisans mal intentionnés et donne à l’armée les pleins pouvoirs
pour réprimer toute rébellion. Il finit par susciter la haine des milieux
populaires, encouragés dans la sédition par les prêtres des cultes locaux
hostiles aux « dieux étrangers » vénérés par Oribal et sa clique. Le
roi finit assassiné et décapité. On peut y voir sans peine une allusion au sort
tragique du Shah d’Iran (l’album n°16 sort en 1981, deux ans après la
révolution islamique iranienne et un an après la mort de Reza Pahlavi au
Caire).
-Galva.
(n°5,
6, 7, 12, 18, 21, 29)
Centurion romain, on l’entrevoit dès
la Griffe noire –sans qu’il soit
nommé-mais prend toute sa place à partir des Légions perdues. Comme nous l’avons déjà dit plus haut, Galva est à
Alix ce que le capitaine Haddock est à Tintin : bon vivant, gros buveur,
emporté, fidèle en amitié et accessoirement bon soldat au service de César.
Bien parti pour être le joyeux compagnon de service, Galva est malheureusement
passé à la moulinette dramatique des studios Martin : une femme aimée
morte en couche, lui laissant deux filles, dont l’une finit assassinée le jour
de ses noces tandis que l’autre, jolie comme tout, va gâcher sa belle jeunesse
chez les vestales. Galva lui-même meurt tragiquement dans la bras de sa fille. On
se croirait dans un roman d’Hector Malot ou dans une chanson de Berthe Silva :
sortez vos mouchoirs !
-Horatius.
(n°5,
6, 7, 19)
Le général romain dans toute sa
splendeur : inflexible, compétent, fidèle à César et d’une discipline de
fer. Il accompagne Alix dans son expédition africaine de La Griffe noire –sans être nommé à cette occasion, comme Galva-
avant de revoir Alix dans l’opus suivant pour des retrouvailles quelque peu
douloureuses. Victime des magouilles de sa belle-sœur Hermia, il décide de s’en
débarrasser tout en organisant son suicide de manière grand-guignolesque. Quel
gâchis !
-Servio.
(n°5,
24 )
De son vrai nom Usumba, cet Africain
courageux débute dans la série en tant qu’esclave d’une des victimes de la Griffe noire. Il accompagne Alix en
Afrique et l’aidera à se procurer du contrepoison auprès de sa tribu. La
dernière vignette de l’album, où l’on voit Servio bien habillé discuter avec
des Romains de noble condition, laisse entendre qu’il aurait été affranchi en
reconnaissance de ses services –ce qui serait bien le moins. Mais on tombe de
haut en le retrouvant 19 albums plus loin : le brave Servio est chef des
porteurs de l’épouse de Quintus Arenus…quelle promotion sociale !
-Adréa.
(n°7,
9)
Dernière “reine des Spartiates”,
veuve d’Héraklios et mère d’Héraklion. C’est la première femme à jouer un rôle
dans la série…et quelle femme ! Toute en majesté, elle cache une grande
sensibilité derrière son port altier et son look de Pallas Athéna. Son amour
pour Alix la conduit plus ou moins à sa perte. Elle lui confie son fils
avant de se retirer pour mourir, dans une scène déchirante fort réussie (n°7,
pp. 63-64). On la retrouve dans un état pathétique deux albums plus loin, car
elle a été sauvée in extremis de l’incendie
de sa forteresse par le brave Astyanax, chef de sa garde personnelle. Le même
Astyanax fait en sorte que son fils puisse la rejoindre en Cyrénaïque où elle a
trouvé refuge, afin d’égayer ses derniers instants. Elle y passera l’arme à
gauche dans un fracas de tonnerre. Adréa est une tragédie grecque à elle toute
seule.
-Héraklion.
(n°7,
8, 9, 12, 24, 34)
Fils de la reine Adréa, il constitue
une sorte de second boulet pour Alix, mais moins pesant qu’Enak car nettement
moins présent dans les aventures de notre héros. Dépourvu de personnalité, le
« dernier Spartiate » n’est qu’un figurant de luxe dans les cinq
premiers albums où il apparaît. Il faut attendre Par-delà le Styx pour voir Héraklion au centre d’un récit, où le
jeune Grec nous inflige une crise d’adolescence des plus pénibles.
-Astyanax :
(n°7,
9, 34) : chef de la « garde noire » d’Adréa, cet officier grec
est la droiture même, fidèle jusqu’au bout à sa reine, puis au fils de
celle-ci. On est d’autant plus affligé de le voir finir sa carrière en tant que
mercenaire au service de Juba de Numidie et des dernières cohortes pompéiennes !
-Octave.
(n°8, 24, 29).
Le futur premier empereur de Rome
est un second rôle assez convaincant, pas toujours à son avantage dans Le tombeau étrusque, où il apparaît pour
la première fois. Jacques Martin a su montrer les ambiguïtés d’un garçon
entre deux âges, encore un enfant, mais déjà pénétré de la conviction qu’il
aura un grand destin, et tête politique précoce.
On sent un
gaillard peu commode, notamment lorsqu’il découvre les restes calcinés d’un
enfant, victime des molochistes (p.7). Alors qu’Enak s’effondre en pleurs,
Octave déclare :
« Un Romain
doit apprendre à demeurer insensible.
-Peut-être,
Octave, mais un homme doit aussi s’indigner devant un crime ! rétorque
Alix en digne précurseur de Stéphane Hessel.
-C’est la guerre
civile, Alix ! conclut le futur Auguste…ce qui ne veut rien dire,
mais témoigne de l’art tout politique de botter en touche.
-Lidia Octavia.
(n°8, 24, 29)
Sœur d’Octave, elle fait l’objet de
la passion brûlante (c’est le cas de le dire) du molochiste Brutus. Couvée par
son frère, elle en pince pour Alix. Mignonette et gentille, sans plus.
-Fulgor.
(n°12,
24)
Rien à voir avec une marque
d’insecticide ou un produit de démarrage de voiture. Fulgor est un ancien
compagnon de Spartacus, issu du quartier populaire de Suburre, à Rome.
Eternellement coiffé d’un chapeau de paille ridicule, ce barbu est un clone de
Galva en nettement moins drôle. Il n’en est pas moins d’une aide précieuse pour
notre héros.
-Qââ.
(n°11,
20, 23)
Le
vrai “Prince du Nil”, c’est lui ! Ermite roux et barbu, vêtu de peaux de bêtes,
ami des vautours et des fauves -dont un beau guépard nommé Urk- Qââ appartient
à la dynastie égyptienne des Menkara, qui a fui vers le sud du pays lors de
l’invasion macédonienne pour fonder la cité de Sakhara. Il est le fils de la
reine Tiyi, frère de Ramès (qui a hérité du trône) et de la princesse Saïs.
Mais sa couleur de cheveux, maudite chez les Egyptiens, lui a valu d’être
abandonné par sa mère lorsqu’il était enfant. Qââ est la fois un justicier misanthrope
et un prophète de malheur, qui va sauver notre héros à plusieurs reprises.
-Djerkao.
(n°11,
23)
Prince de Méroé,
un royaume nubien, Djerkao est le prétendant malheureux de la belle Saïs, qui
meurt mystérieusement à ses côtés à la fin du Prince du Nil. A priori inconsolable, Djerkao n’en perd pas le nord
pour autant. Quelques albums plus tard, il fait venir Enak à sa cour dans le
but de lui faire épouser sa soeur Markha, afin d’unir les provinces de Sakhara
et de Méroé. Opération foireuse s’il en est, et qui se terminera par la fuite
et la mort de la capricieuse Markha. Sans doute Djerkao a-t-il eu l’entendement
un peu perturbé par la mort de l’amour de sa vie, car avec un peu de bon sens,
il aurait pu s’éviter tout ça:
1) Le
titre de prince attribué à Enak, on l’a vu, n’est qu’un coup monté de toutes
pièces, et seul Enak fait mine d’y croire.
2) Le
“royaume de Sakhara” n’existe plus, depuis la chute de météores qui l’ont
ravagé.
Bref, il
suffisait au prince de Méroé d’annexer ce bout de désert inhabité, et l’affaire
était faite. Quel piètre politique !
-Corus
Maler (n° 13, 24)
Ce tribun est chargé de retrouver le
trésor caché des Carthaginois, et ne répugne pas aux grands moyens. Implacable,
regard perçant et cheveux roux taillés en brosse, il a une belle tête de
bidasse et ressemble furieusement au colonel Polsius, militaire français
apparaissant dans les Portes de l’enfer,
une aventure de Lefranc. Anéanti avec son armée à la fin du Spectre de Carthage, il renaît de ses
cendres sans autre explication pour secourir Alix onze albums plus tard,
acoquinés à d’anciens molochistes tranformés en commandos de choc.
-Archeola.(
n°15,
22, 24)
Archeola est la fille de l’ignoble
Hykarion, tuteur du jeune Herkios, lui même héritier du Crotoneion, une grande
entreprise de poterie d’Athènes. N’ayant pas d’héritier mâle, Hykarion déguise
sa fille en garçon et la rebaptise Archeloüs –ce qui permet à l’auteur de se
régaler de quelques scènes d’ambiguïtés sexuelles. Après l’échec des plans de
son père, qui finit criblé de flèches sur la scène du théâtre de Dyonisos,
Archeola est récupérée par Numa Sadulus, agent secret de Pompée, qui l’épouse.
Manque de bol, ce même Sadulus se révèle être un beau salopard, et Archeola
reprend sa liberté pour mener joyeuse vie à Rome.
-Cléopâtre.
(n°20, 23, 27, 31)
On ne présente plus la fameuse reine
d’Egypte, maîtresse de César et de Marc Antoine qui finira tragiquement comme
on sait. Son personnage, dans Alix, est assez caricatural :
ultramaquillée, manipulatrice, séductrice, capricieuse, impitoyable à ses
heures… tous les charmes et la fourberie de l’Orient réunis en une seule femme.
-Julia.
(n°22, 24)
Julia est la fille du légat Caro
Curtius, gouverneur d’Icarion. C’est un garçon manqué qui s’entiche rapidement
d’Alix, et combat à ses côtés contre les pirates qui ont massacré ses parents.
Elle épouse ensuite Quintus Arenus (voir plus haut), dont elle sera veuve
rapidement, ce qui ne semble pas l’attrister beaucoup. C’est elle qui fait
trimer le malheureux Servio à la tête de sa chaise à porteurs.
Les
« méchants ».
Leurs principaux
points communs sont la fourberie, la cupidité, la cruauté, voire leur haine de
Rome et/ou de César. Tous ont mis des bâtons dans les roues de notre héros,
même si certains ont pu parfois lui rendre service.
-Marcus.
(n°1,
15)
Centurion de l’armée de Marsalla,
Marcus qu’est qu’une sombre brute et un chien d’attaque au service de gredins
plus intelligents que lui. Laissé pour mort à la fin d’Alix l’intrépide, il réapparaît à Athènes, chef de la garnison
romaine de l’Acropole, et s’escrime ensuite à mettre des bâtons dans les roues
de notre héros. En vain, comme il se doit.
-Arbacès.
(n°1,
2, 3, 4, 22, 25, 30)
LE grand méchant de service, et
certainement le personnage le plus charismatique de la série, du moins dans les
quatre premiers albums. Arbacès est un Grec bien bâti, aux cheveux châtains
légèrement ondulés, portant presque toujours des boucles d’oreilles. Roi des
déguisements et des coups tordus, il vend la plupart du temps ses services à
des « grands » malintentionnés (Pompée, Sardon, Orodès…) qu’il
n’a aucun scrupule à trahir lorsque ça l’arrange. Sarcastique, habile,
manipulateur, c’est un redoutable meneur d’hommes taraudé par la tentation du
pouvoir suprême, qu’il s’arroge par effraction dans Le Sphinx d’or, La Tiare
d’Oribal ou C’était à Khorsabad.
Il entretient avec Alix le rapport classique du « grand méchant » avec
le « grand gentil » : une haine non dénuée d’estime. Les
psychanalystes de bazar se régaleront de l’ambiguïté de leurs relations dans le
premier opus de la série : Arbacès « sauve » en effet Alix pour
mieux l’utiliser à ses propres fins, et tente à deux reprises d’asssiner
Toraya, son protecteur plus âgé. Conflit d’intérêt ? Ou intentions plus
troubles ?
Arbacès, tel un Fantômas antique,
est le roi du déguisement, plus moins réussi. Il change ainsi six fois
d’identité en sept albums. En bon génie du Mal, sa capacité à survivre aux
pires revers défie la vraisemblance. A la fin de l’Ile maudite, il fait une chute vertigineuse au bas d’une falaise,
et con corps inerte remonte à la surface de l’eau : « …mais ce n’est
plus qu’un cadavre : le sinistre Grec a terminé sa carrière. » (p.62)
Si vous le dites, M. Martin ! Et on veut bien le croire, puisque toute
l’île près de laquelle flotte ledit cadavre explose peu après, déclenchant un
effroyable raz-de-marée. Même si Arbacès a survécu à tout cela, ses chances de
s’en tirer, au milieu de l’Atlantique, sont voisines de zéro. Eh bien
non ! Arbacès réapparaît dans l’album suivant avec le titre de Grand
Vizir, prêt à usurper la couronne du jeune Oribal. Comment s’en est-il
sorti ? Mystère. L’écroulement du grand barrage de Zür-Bakal, qu’il a
lui-même enclenché, semble emporter pour de bon l’affreux Grec à la fin de ce come back hallucinant. Malheureusement,
les auteurs à court d’idées de la période décadente décident de le faire
renaître à partir de La Chute d’Icare,
où il se couvre de ridicule. Arbacès enchaîne ensuite les mauvais rôles,
caricature de lui-même, comme un vieux cabot de cinéma incapable de se
renouveler ou de prendre sa retraite. C’est pitoyable.
-Pompée.(n°1,
12, 18, 24)
Jacques Martin n’a visiblement guère
d’estime pour le champion du Sénat et des optimates,
la classe aristocratique romaine. Symbole d’une oligarchie engluée dans ses
magouilles, Pompée n’est qu’un politicien avide de pouvoir, envieux des succès
de son rival, le Grand Jules. Même sa légendaire campagne contre les pirates
n’est pas retenue en sa faveur, puisque le lecteur stupéfait apprend dans La Chute d’Icare que Pompée a conclu un
accord secret avec eux ! Pompée n’apparaît physiquement que dans quatre
albums sur 32, mais il est derrière de nombreux complots, véritable Deus ex machina de la saloperie
politique, qui n’hésite pas à utiliser la générosité d’Alix pour nuire à César.
-Labiénus.(n°2,
26, 28).
Le célèbre adjoint de César,
efficace, mais franc comme un âne qui recule, apparaît sous des dehors
diversement sympathiques dans les trois albums mentionnés. Pas grand-chose à
dire sur ce tâcheron militaire, dont la trahison finale lui vaut de figurer
dans la catégorie des « méchants ».
-Rafa.(n°5)
Le terrible Mage aux pouvoirs hypnotiques,
maître des « hommes à la griffe », n’apparaît que dans un seul album.
Il est mentionné par ailleurs dans le
spectre de Carthage (n°13), par le biais de son frère Eschoum, doté des
mêmes pouvoirs. Cette exception à la règle énoncée plus haut (au moins deux
albums de présence pour être cité) vient de l’extraordinaire charisme du
bonhomme : robe noire, traits émaciés, longs cheveux blancs et barbe de la
même couleur, c’est un archange diabolique tout droit sorti des grands
classiques de l’Heroïc Fantasy, un
Saroumane de l’antiquité. Martin avait là un digne successeur d’Arbacès, sans
doute meilleur, et d’autant plus facilement réutilisable qu’il ne meurt pas à
la fin de l’histoire où il figure. La haine brûlante de Rafa envers Rome,
facilement compréhensible, était également un moteur tout à fait valable pour
de futures intrigues. Hélas, le Mage a été laissé chez les Africains. Tant
mieux pour lui, peut-être, quand on voit le triste sort réservé par Jacques
Martin à ses personnages.
-Brutus.(
n°8,
13)
L’archétype du méchant de
« péplum » : cheveux noirs, barbiche, cruel et jaloux. Brutus
est le chef de la secte des Molochistes qui terrorise l’Etrurie. Sorte de
nationaliste étrusque, adepte d’un ignoble culte étranger, Brutus n’a rien pour
plaire (et en plus, il n’aime pas les chats !) Pourtant, son amour
impossible pour Lidia Octavia, son destin tragique (défiguré par un aigle, puis
porteur du trésor de Carthage qui lui brûle les mains) le rendent bizarrement
attachant. Un type infiniment plus noble que des crapules comme Arbacès, Marcus
ou Pompée.
-Numa
Sadulus. (n°15, 18, 22)
Agent de Pompée, le bonhomme démarre
plutôt du côté des gentils. Son amour ambigü pour Archeola lui donne une
humanité certaine. Mais il tourne mal en s’acoquinant avec Arbacès et sa clique
de pirates. Le nom et le physique du personnage sont inspirés de Numa Sadoul, écrivain et homme de presse, ami de Jacques Martin.
-Adroclès.(n°16,
19)
Frère jumeau d’Arbacès, et porté
comme lui sur les coups tordus. Adroclès n’est cependant pas aussi vicieux que
son frère, et se targue d’apporter son soutien à quelques « nobles
causes », comme celle des opposants au régime sanglant d’Oribal. Mais cet
engagement aux limites du banditisme atteint des sommets de bouffonnerie dans le Cheval de Troie. Un clonage
totalement raté.
-Ptolémée. (n°20,
23, 27).
Il s’agit ici du frère de Cléopâtre,
mais lequel ? Dans les n°20 et 23, il s’agit sans nul doute de Ptolémée
XIII, un gamin grotesque, capricieux et méchant, qui porte sa tenue de pharaon
comme un déguisement de carnaval. Dans le n°27, qui se situe semble-t-il après l’expédition de César en Egypte,
nous avons probablement affaire à Ptolémée XIV, autre petit frère de Cléopâtre.
Mais celui-là ne relève pas le niveau d’une dynastie totalement décadente, et
mourra jeune comme son frangin.
Conclusion : Alix Senator, ou Alix Renaissance ?
S’il n’ y avait
eu, depuis 2012, le lancement par Casterman de la trilogie Alix Senator, cette conclusion aurait été fort différente, proche d’un constat de
mort clinique pour une série à bout de souffle. Mais comme certaines civilisations,
la « saga » alixienne connaît un formidable renouveau. Nous devons ce
miracle à Valérie Mangin (scénario) et Thierry Démarez (dessin et couleur), qui
ont réussi l’exploit de faire renaître le Phénix de ses cendres.
L’idée,
excellente, consiste à projeter notre héros 19 ans après la mort de César, sous
le règne d’Octave Auguste. Alix, qui a enfin vieilli, est devenu sénateur, sous
la protection de celui qu’il a autrefois protégé. Enak a disparu, mort pendant
la dernière campagne d’Egypte qui a vu la défaite d’Antoine et Cléopâtre. Mais
il a laissé un fils, Khephren, qu’Alix élève comme -et avec- le sien, Titus.
Les puristes objecteront que l’âge apparent de Khephren ne colle pas tout à
fait avec celui qu’il devrait avoir, mais peu importe : le pari est réussi
à tous les niveaux.
Réussite scénaristique
d’abord : Valérie Mangin a su renouer avec le fil de la Grande Histoire,
passablement rompu dans les albums précédents, tout en construisant une
nouvelle épopée riche en péripéties, habilement appuyée sur l’épisode étrange
et jusque là inexpliqué de l’aigle
dressé du Tombeau étrusque.
Réussite
graphique également : Thierry Démarez rompt avec une ligne claire trop
fade pour un dessin plus expressif et moderne, d’une très grande qualité, dans
un style rappelant Rozinski (Thorgal)
et Marini (Le Scorpion).
Le tout forme un
ensemble équilibré, efficace, capable de faire bonne figure face aux nouveaux
poids lourds de la BD antique, qui paraissaient avoir totalement ringardisé
l’œuvre de Jacques Martin, tels que Vae
Victis, Les Aigles de Rome ou le
grandiose Murena.
Cet Alix
« vieux », comme un bon vin, nous fait oublier la piquette des
derniers albums de la série d’origine, qu’il va être bien difficile de
reprendre en l’état. En tout cas, preuve est faite qu’une bonne série peut
survivre à son auteur, et même dépasser l’oeuvre initiale lorsque l’audace et
le talent sont au rendez-vous.
Pour m’avoir
réconcilié avec le héros de mon enfance, soyez mille fois remerciés, Valérie
Mangin et Thierry Démarez !
Post-scriptum, qui tiendra lieu d'ultime mise à jour et de conclusion définitive:
La lecture des derniers albums des deux collections parallèles d'Alix ne fait que confirmer mes impressions. Autant les dernières péripéties du Senator tiennent toutes leurs promesses, autant ceux du "jeune Alix" restent désespérément plates. Par pitié, arrêtez le massacre !
Post-scriptum, qui tiendra lieu d'ultime mise à jour et de conclusion définitive:
La lecture des derniers albums des deux collections parallèles d'Alix ne fait que confirmer mes impressions. Autant les dernières péripéties du Senator tiennent toutes leurs promesses, autant ceux du "jeune Alix" restent désespérément plates. Par pitié, arrêtez le massacre !
ANNEXES
Jouons un peu avec Alix.
Trouvez
la bonne réponse à chacune des dix questions suivantes :
1) Alix
joue les gladiateurs à plusieurs reprises dans la série, mais combien de
fois ?
a) Deux
fois.
b) Trois
fois.
c) Cinq
fois.
2) Il
aime les courses de chars, aussi, et y participe deux fois, mais pour affronter
qui ?
a) Arbacès
et Marcus.
b) Arbacès
et Adroclès.
c) Marcus
et Brutus.
3) Dans
l’Ile maudite, les Phéniciens de
l’Homme noir, alias Sardon, ont appliqué et développé les découvertes d’un
grand savant grec. Lequel ?
a) Archimède.
b) Euclide.
c) Aristarque.
4) Dans
l’enfant grec, quel secret fabuleux
d’autres savants grecs ont-ils découvert ?
a) La
machine à calculer.
b) Le
fil à couper le beurre.
c) La
manipulation des atomes.
5) Dans
Le dieu sauvage, les colons romains
trouvent une statue enterrée à leur intention par les Cyrénéens. A quel dieu
ressemble-t-elle ?
a) Jupiter.
b) Hermès.
c) Apollon.
6) Quel
était le nom romain de Iorix, dans Iorix
le Grand ?
a) Maximus.
b) Iorus.
c) Hortalus.
7) Le
roi des Parthes Orodès a réservé une fin horrible à Crassus, après la défaite
de celui-ci à Carrahae (-53) ; laquelle ?
a) Il
lui fait couler de l’or fondu dans la bouche.
b) Il
le fait écorcher vif, et se sert de sa peau comme éventail.
c) Il
le fait empailler.
8) Le
fourbe Arbacès aime se déguiser, mais quand même…lequel des déguisements
suivants n’a-t-il pas (encore) utilisé ?
a) Celui
de Sargon II, roi d’Assyrie.
b) Celui
d’Icare, l’homme volant de la mythologie grecque.
c) Celui
de la Pythie de Delphes.
9) A
quelle ville mythique du folklore breton La
Cité engloutie fait-elle allusion ?
a) Atlantis.
b) Ys.
c) Hypsis.
10) Dans
la tour de Babel, la jeune Marah a
bien des pouvoirs, dont l’un de ceux qui suivent ; lequel ?
a) Elle
peut lire dans les pensées.
b) Elle
peut ranimer les morts.
c) Elle
peut paralyser ses ennemis.
Solutions :
-1 : b
-2 : c
-3 : a
-4 : c
-5 : c
-6 : b
-7 : a
-8 : c
-9 : b
-10 : c
Les aventures d’Alix, avec dates de
première parution, et note (toute subjective) sur 10.
1)
Alix l’intrépide. 1949, 6/10
2)
Le Sphinx d’or. 1950, 7/10
3)
L’île maudite. 1952, 8/10
4)
la tiare d’Oribal. 1956, 8/10.
5)
La griffe noire. 1959, 9/10
6)
Les légions perdues. 1963, 8/10
7)Le
dernier Spartiate. 1967, 9/10
8)
Le tombeau étrusque. 1968, 8/10
9)
le dieu sauvage. 1969, 8/10
10)
Iorix le grand. 1972, 9/10
11)
le prince du Nil. 1973, 8/10.
12)
le fils de Spartacus. 1974, 7/10.
13)
le spectre de Carthage. 1976, 7/10.
14)
les proies du volcan. 1977, 5/10.
15)
l’enfant grec. 1979, 4/10.
16)
la tour de Babel. 1981, 4/10
17)l’empereur
de Chine. 1982, 5/10.
18)
Vercingétorix. 1985, 4/10.
19)
Le Cheval de troie. 1988, 3/10.
20)
Ô Alexandrie. 1996, 3/10.
21)
Les Barbares. 1998, 5/10.
22)
la chute d’Icare. 2001, 3/10
23)
Le fleuve de Jade. 2003, 3/10
24)
Roma, Roma…2005, 4/10.
25)
C’était à Khorsabad. 2006, 3/10.
26)
L’Ibère. 2007, 2/10.
27)
Le démon du Pharos. 2008, 2/10.
28)
La cité engloutie. 2009, 4/10.
29)
Le testament de César. 2010, 3/10.
30)
La conjuration de Baal. 2011, 4/10.
31)
L’Ombre de Sarapis. 2012, 2/10.
32)
la dernière conquête. 2013, 3/10.
33) Britannia. 2014, 5/10.
34) Par-delà le Styx. 2015, 4/10.
33) Britannia. 2014, 5/10.
34) Par-delà le Styx. 2015, 4/10.
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